Mircea Eliade et la fondation de la principauté moldave: entre ethnoarchéologie et sources historiques


Dominées par le positivisme, qui ne prend en compte que les faits attestés par les documents, les sciences historiques tendent à se diversifier depuis plusieurs décennies. Dans cette recherche de la connaissance de notre passé, nous assistons aujourd’hui au croisement des disciplines. L’histoire, stricto sensu, s’enrichit des données offertes par l’archéologie (et notamment la nouvelle archéologie prônée par Lewis Binford au début des années 1960), la psychologie, la géographie (c’est la géohistoire chère à Fernand Braudel) ainsi que toutes les sciences dites „exactes” (comme la biohistoire, association entre l’histoire et la biologie) permettant de la sorte d’élargir nos perspectives de compréhension des sociétés passées.
Parmi ces sciences, nous trouvons également les études sur le folklore et l’ethnographie. Celles-ci ont donné naissance à l’ethnohistoire. En tant que discipline auxiliaire, l’ethnohistoire s’est constituée de part et d’autre de l’océan atlantique dans la seconde moitié du XXe siècle.
Dans la conception américaine, cette science se propose de comprendre les communautés ethniques qui ont vécu aux Etats-Unis et au Canada avant l’arrivée des colons européens.
Les chercheurs européens ont, quant à eux, pour objectif de découvrir l’histoire des peuples qui justement n’en possédait point, c’est-à-dire les peuples protohistoriques et préhistoriques, afin d’en dégager les valeurs sociales, culturelles et religieuses par une analyse comparative entre les données archéologiques et les documents oraux, la tradition, le folklore et les données ethnographiques.
D’abord apanage des archéologues préhistoriens qui voyaient dans les sources ethnographiques la possibilité de comprendre les modes de subsistance et de pensée des populations européennes de chasseurs-cueilleurs, l’ethnohistoire s’est vite répandue à toutes les strates de l’Histoire.
En Roumanie, les sciences historiques ont été, dès leur origine, sensibles aux apports fournis par l’ethnohistoire. Il n’est qu’à lire l’ouvrage de Nicolae Densusianu (1846-1911), Dacia preistorică, paru en 1913 et réédité en 2002 par les éditions Arhetip. Partant de la mythologie gréco-romaine, l’auteur a essayé de reconstituer le lointain passé des populations vivant entre les Carpates et le Danube. Ce passage entre mythologie et histoire, même s’il reste controversé, place d’emblé Densusianu au rang des précurseurs de l’ethnohistoire.
Au cours de sa formation universitaire, Mircea Eliade s’est orienté en toute connaissance de cause vers l’étude des religions et notamment celles de l’Inde. A la sortie de la seconde guerre mondiale, il se place au sein des sciences humaines comme le spécialiste de l’histoire des mythes, des croyances et des religions. Ses contributions, parmi lesquelles se placent les trois tomes de son Histoire des croyances et des idées religieuses, témoignent de l’importance accordée par Mircea Eliade à l’ „homo religiosus”.
Au-delà de toutes les considérations politiques qui se sont fait jour depuis peu1, son apport à l’histoire du peuple roumain nous paraît être indispensable quant à la constitution d’une ethnohistoire roumaine.
Parmi ses contributions les plus insignes, celles réunies dans l’œuvre De Zalmoxis à Genghis-Khan (Paris: Payot, 1970), et plus particulièrement celle concernant le Prince Dragoş et la „chasse rituelle”, nous permettent d’entrevoir une nouvelle réalité historique bien au-delà de celle fournie par les sources documentaires, les données archéologiques et épigraphiques.
En ce sens, grâce à l’ethnohistoire, Mircea Eliade a ouvert la voie à une nouvelle dimension historique dans laquelle il a placé le peuple roumain selon une vision universelle que nous nous proposons de mettre en relief dans cette communication.
Afin de cerner les nouveaux axes développés par Mircea Eliade concernant la fondation de la principauté de Moldavie, il nous faut tout d’abord nous attacher aux réalités historiques transmises par les sources documentaires. Celles-ci nous offrent deux niveaux de lecture sur les événements ayant conduit à la création de la principauté roumaine.
• Les actes de chancellerie, qui ajoutés aux découvertes archéologiques, nous donnent à voir „le processus historique”, l’événement en tant qu’objet factuel.
•  L’étude des chroniques roumaines, deuxième niveau de lecture, restitue la „tradition de cet événement”. Comment la fondation de la Moldavie s’est perpétuée dans la mémoire, pomenire en roumain, et comment est-elle passée de l’état de fait historique à celui de légende historique (du latin legendum, „ce qui mérite d’être lu”)?
Quels renseignements nous offrent les actes de la chancellerie hongroise?
Tout d’abord, nous nous devons de mentionner que la seule documentation contemporaine à l’événement provient de la chancellerie et dans une moindre mesure des chroniques hongroises. Or, celles-ci restent très lacunaires et laissent planer des zones d’incertitude quant au déroulement exact des faits ayant permis la création de la principauté de Moldavie.
Après cinq années de campagnes en Italie, entre 1347 et 1352, nous savons que Louis Ier de Hongrie (1342-1382) inaugura une politique expansionniste de grande envergure dirigée notamment vers l’Est, en direction de la Moldavie, alors peuplée de „schismatiques” (c’est-à-dire d’Orthodoxes) coumans et valaques2, également destinée à repousser les hordes tatares vers les steppes nord-pontiques. Cet objectif fut concrétisé vers 1355.
Cette expédition fut appuyée par de nombreux Roumains du Maramureş, territoire passé sous la domination hongroise au début du XIVe siècle, et parmi lesquels figure le célèbre Dragoş des chroniques moldaves. Ils libérèrent ensemble de la domination des Tatares les territoires à l’Est des Carpates.
Le 20 mars 1360, un acte du roi de Hongrie mentionne des révoltes anti-magyares en Moldavie3.
Cette même source indique que Dragoş, „fils de Gyula, notre fidèle Roumain du Maramureş” („fidelis Olahi nostri de Maramarusio”) joua un rôle important dans la pacification des terres et dans l’action de „restauration” de la domination angevine („in restauratione terre nostre Moldauane”; „specialiter autem in resitutione terre nostre Moldauane, plures Olachos rebellantes, a via debite fidelitatis deviantes, iuxta suam industriosam virtutem ad constantem fidelitatem regie corone observandam, vigilicura et indefessa solicitudine reducendo, iuxta sui status et possibilitatis exigentiam nostre exhibuisse et impendisse congnovimus maiestati”).
Il semblerait donc que l’intervention de Dragoş en Moldavie se soit déroulée peu avant la sixième décennie du XIVe siècle, peut-être vers 1358-1359. Pour le récompenser de son aide, ainsi que de celle de ses fils Lad et Gyule, le roi de Hongrie leur donna plusieurs villages roumains dans le Maramureş4.
L’élément significatif est qu’au lendemain de son intervention, au lieu d’annexer purement et simplement la Moldavie, le roi préféra exercer sa souveraineté par l’entremise d’un voïvode. Il n’est pas fait explicitement mention de Dragoş comme voïvode de Moldavie, bien que l’historiographie roumaine, au premier titre duquel se place Nicolae Iorga5, le présente comme tel.
Quoi qu’il en soit, les Hongrois ne réussirent pas à préserver longtemps leur position à l’Est des Carpates.
Un second personnage fait son apparition dans unacte daté 2 février 13656. Il s’agit de Bogdan de Cuhea, noble du Maramureş7. Il semble être, sinon le chef de la résistance anti-magyare, celui sur lequel l’attention de Louis Ier s’est focalisée.
Compte tenu de sa position vis-à-vis de la couronne hongroise, le statut de Bogdan n’était plus tenable. Considéré comme „un infidèle”, alors que les autres dignitaires roumains de la région avaient accepté de se plier à la politique angevine, la seule issue possible fut son départ pour le versant oriental des Carpates.
L’intervention du voïevode de Transylvanie, sur la demande de Louis Ier, obligea Bogdan à traverser les Carpates „en cachette” („clandestine8) pour rejoindre la Moldavie. En effet, l’acte de 1365 affirme que les possessions de Bogdan dans le Maramureş9 étaient offertes au voïevode du Maramureş („voyvodam nostrum Maramorosiensem”) Balc, fils de Sas, et à ses frères Drag (futur voïevode du Maramureş autour de 1387), Dragomir et Ştefan (Etienne).
Cette donation marque la fin de la domination hongroise sur la Moldavie, passée sous le contrôle de Bogdan. Balc est récompensé (ou plutôt dédommagé) par les terres du Maramureş laissées par Bogdan.
Elle s’ajoute à des mesures répressives à l’encontre les Roumains de Transylvanie10 qui étayent clairement l’inauguration par le roi de Hongrie d’une politique visant à éviter toute nouvelle révolte ainsi renforcée par la présence du roi lui-même en Transylvanie entre avril et octobre 1366.
Les actes et documents officiels émis par la chancellerie hongroise nous permettent de replacer la fondation de la Moldavie selon une trame temporelle et géographique en fonction des réalités humaines qui s’y déroulèrent. La véhémence des mots employés par la chancellerie hongroise semblerait prouver que les événements racontées étaient proches des dates de leurs rédactions respectives. Ainsi:
1. Dragoş passe en Moldavie pour le compte des rois de Hongrie autour des années 1358-1359. Il aurait alors été récompensé pour l’aide apporté à Louis Ier en 1360.
Nous savons qu’en 1360, par un acte daté du 24 juin, Bogdan se trouvait encore au Maramureş où son neveu, Etienne, est mentionné comme le voïevode des Roumains du pays („Stephanu, filius Yuge, woyvoda noster Maramorusyensis, dilectus nobis et fidelis11).
2. Entre 1360-1361 et 1364, le trône aurait été transmis à Sas, probable fils de Dragoş, puis à Balc.
3. Au cours de l’année 1364, Bogdan traverse les Carpates et s’empare de la Moldavie.
4. Le règne de Bogdan aurait alors débuté dans les années 1364-1365 jusqu’aux environs de l’année 1369. L’ancien voïevode, Balc, est dédommagé par les terres du Maramureş ayant appartenu à Bogdan.
Quelle restitution est faite de cette fondation par les chroniqueurs moldaves?
Les premières chroniques qui évoquent la fondation de la principauté furent rédigées entre le règne d’Etienne le Grand (1457-1504) et celui de d’Etienne le Jeune (1517-1527), soit à peu près un siècle après les événements. Ce sont la chronique de Bistriţa publiée par Ion Bogdan et également connue sous le nom de chronique anonyme de Moldavie (réalisée sous Etienne le Grand) et les Annales de Putna I et Putna II(respectivement après 1526 et 1518)12.
Nous trouvons au travers de ces écrits les mêmes mentions que celles apportées par les actes hongrois: „En l’an 6867 [1359], Dragoş voévode est venu du Pays Hongrois de Maramureş, sur les traces d’un aurochs, à la chasse, et il a régné deux ans13.
Dès l’origine de la tradition historiographique concernant la fondation de la Moldavie, le thème de la chasse à l’aurochs est présent. Il semble correspondre à une tradition orale fixée ensuite par l’écrit des chroniqueurs.
La Chronique serbo-moldave de Neamţ, écrite après 1512, nous apporte quelques éléments nouveaux: „Avec la volonté de Dieu, le premier voévode Dragoş est venu, en chassant, de la Hongrie, du lieu-dit et de la rivière Maramureş, en poursuivant un aurochs, qu’il a tué près de la rivière Moldova, et il s’est réjoui là avec ses boyards, et le pays lui plut et il resta, et il colonisa avec ses Moldaves de Hongrie, et il fut leur Prince pendant deux ans14.
Le scénario de la fondation de la Moldavie s’étaye sensiblement dans la Chronique moldo-russe15 datée des années 1517-1527.
Dragoş est accompagné cette fois-ci de ses compagnons, avec lesquels il chasse les bêtes fauves. Ensemble, ils poursuivent l’aurochs, le tuent et se régalent du gibier. Puis ils cherchent, sur l’inspiration divine, un endroit pour s’établir et décident, à l’unanimité de s’y installer. Ils rentrent au Maramureş, se consultent avec le reste de la communauté, explorent une fois de plus les terres promises et finalement, demandent au roi de Hongrie, Vladislav, de les laisser partir. Après une traversée pénible des montagnes, ils arrivent tous, compagnons, femmes et enfants „à l’endroit où Dragoş avait tué l’aurochs”. C’est ici que, événement significatif, „ils ont choisi dans le clan un homme sage, nommé Dragoş, et qu’ils l’ont désigné comme Prince et Voïévode”.
Cette interpolation apporte une donnée supplémentaire, celle de l’élection du prince par sa communauté.
Cet ajout, en rapport avec les chroniques antérieures, donne l’impression de mieux répondre aux réalités politiques de l’époque évoquée.
Au travers de la Chronique moldo-russe, la fondation de la principauté de Moldavie apparaît comme un phénomène migratoire, auquel se mêlent les échos d’un processus d’instauration d’une hiérarchie féodale dans un monde encore attaché à une forme d’organisation villageoise archaïque, le jude, par l’élection du chef parmi les „hommes sages”.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le problème de la création de l’Etat de Moldavie est remis en question. Les débats deviennent alors „plus vifs et souvent contradictoires”16: nous pouvons notamment mentionner Grigore Ureche, Simion Dascălul, Misaïl Călugărul, Miron Costin et Dimitrie Cantemir.
Achevé vers 1647, le letopiseţul Ţării Moldovei de Grigore Ureche apporte une information non négligeable quant à la fondation de la principauté.
Dragoş n’est pas mentionné dans l’ „Avant-propos à la descente de cheval” („Predosloviia descălicării”). A sa place, se sont des „pâtres de Transylvanie” („păstorii de la Ardeal”) qui „errant dans les montagnes avec leurs troupeaux, sont tombés sur une bête qu’on appelle aurochs et, après l’avoir assidûment poursuivie avec leurs chiens à travers les montagnes, ils l’ont pourchassée jusqu’à la plaine de la rivière Moldova17.
Ureche ajoute que, associés à de nouveaux venus qu’ils avaient persuadé de les rejoindre, ils „ont étendu leur pouvoir jusqu’au Nistru et jusqu’à la mer18.
Ce n’est qu’au paragraphe suivant que Dragoş fait son apparition. „Sur le commencement des règnes”, Ureche explique que Dragoş est l’un de ces pâtres, et qu’il fut désigné „supérieur et chef militaire” en vertu de ses qualités: il est „plus digne d’honneur et plus utile qu’eux tous19.
C’est dans la suite de la chronique de Grigore Ureche que s’élabore toute une série d’interpolations.
Simion Dascălul et Misaïl Călugărulse nourrissent des récits rédigés avant le XVIIe siècle et parmi ceux-ci, la Chronique moldo-russe.
Le groupe de pâtres est alors substitué tour à tour par des chasseurs chez Simion Dascălul et par un groupe nobiliaire chez le moine Misaïl: „o samă de ficiori de domni den domniile ce au fost pre acéle vremi la Rîm şi cu oamenii lor den Maramurăş20.
Auteur de la Chroniquepolonaise (1677) et du Poème polonais (1684), Miron Costin se laisse séduire par ce rapprochement entre l’antiquité (celle des „seigneuries de Rome”) et la fondation de la principauté moldave. Il présente alors Dragoşcomme le „fils d’un dominus de vieille souche”. Il est le chef de „quelques centaines de gens armés” qui sans consulter ses camarades, décide de rester en Moldavie: „C’est ici notre patrie, il n’est plus nécessaire de nous concerter21.
Tout comme Miron Costin, Dimitrie Cantemir voit en Dragoş le représentant d’une lignée royale. Bien qu’admettant que les annales se taisent quant à son ascendance, Cantemir propose dans sa Descriptio Moldaviae (1716) un argument dicté par le bon sens: „quelle difficulté à s’imaginer qu’un plébéien aurait pu partir à la chasse accompagné par une suite si nombreuse, ou qu’il aurait pu convaincre ceux restés à la maison de le suivre22.
Au travers de ces chroniqueurs, plusieurs idées sont à retenir.
Tout d’abord, elles marquent toutes le passage d’un fait historique à un événement légendaire: la chasse à l’aurochs est présente dès la première chronique. D’ailleurs, il est important de rappeler que le Maramureş fut considéré comme une terre de chasse et ce, dès 1199, dans un acte d’Emeric, roi de Hongrie au comes Laurenţiu23. Ainsi la chasse „légendaire”, qui semble être une création tardive de l’historiographie moldave, porte en elle une véracité historique.
La première idée concerne la recherche d’historicité. En effet,
1. L’événement est daté: le règne de Dragoş se déroula de 1359 à 1361. Cette donnée chronologique reste tout à fait en adéquation avec les actes de la chancellerie hongroise.
2. L’événement est clairement localisé.
3. L’événement est rattaché à une tradition historique avérée: Dragoş est le vassal du roi de Hongrie pour lequel il colonise la Moldavie. De même, l’élection de Dragoş comme prince par les Roumains de Moldavie semble répondre à une réalité.
Sur cette historicité se greffe la rationalisation d’un événement devenu tradition légendaire.
1. La „preuve par l’étymologie” que nous trouvons chez Grigore Ureche.
La chienne de Dragoş, Molda, donna son nom au pays, la Moldova. De même, l’aurochs (Bour en roumain) devint toponyme (le village de Boureni) en même tant que l’emblème de la principauté.
2. L’attachement à la romanité. En effet Miron Costin présente Dragoş comme le fils d’un „maître romain de vieille souche”.
3. Les preuves matérielles de la „descente” de Dragoş. Ion Neculce (1672-1745)24 écrit que Dragoş fonda en Moldavie la ville de Siret, une église en pierre sous le vocable de la Sainte-Trinité ainsi que d’une petite église en bois à Volovăţ.
L’arrivée de Dragoş en Moldavie n’est pas la conséquence immédiate de la chasse à l’aurochs. Toutefois, il est intéressant de se demander pourquoi la figure de ce prince, qui n’aurait régné que deux années, a joui dans la tradition populaire et dans les chroniques ultérieures d’une sympathie constante.
Certains chercheurs roumains25 voudraient voir dans cette opposition entre durée du règne et popularité du roi une erreur paléographique des chroniqueurs: Dragoş n’aurait pas gouverné deux mais sept années, entre 1345 / 47 et 1352 / 1354.
Nous pensons qu’il faut plutôt chercher l’explication de cette opposition dans les faits historiques:
•  Le récit de la chasse à l’aurochs, activité des nobles en temps de paix, ne se substitue-elle pas à l’ordre de mission du roi de Hongrie, la conquête – acte militaire, qui va à l’encontre des frères roumains de Moldavie?
•   Dragoş réussit-il à réunir sous son autorité les petites formations étatiques des vallées moldaves, le fixant dans la mémoire collective comme celui qui a unifié la Moldavie, et qui est donc devenu, par substitution, son fondateur?
Quel est l’apport de Mircea Eliade à l’étude de cet événement devenu légende?
Comme nous venons de le montrer, la „fondation officielle” de la principauté de Moldavie est rattachée dans la conscience historiographique des chroniqueurs à un événement devenu légende: la chasse à l’aurochs par un (ou des) Roumain(s) du Maramureş, et l’installation de ceux-ci en Moldavie.
C’est plus particulièrement sur la chasse à l’aurochs que Mircea Eliade26 a décidé de s’attarder. L’étude des symboles rattachés à cette légende nous conduit clairement à la représentation d’une „chasse rituelle” ayant permis la création d’un Etat et ce, grâce à l’aurochs, devenu „animal guide” ou „animal oracle”.
Cette tradition s’exprime par de nombreuses variantes dans les mondes italiques et méditerranéens, celtiques (nordique) et orientaux (Huns, Hongrois, Inde) et ce, depuis la plus haute Antiquité. Pour toutes, la structure reste très semblable: l’apparition d’un animal sauvage ou domestique et / ou sa mise à mort, permet à un homme ou à un groupe d’hommes d’échapper eux-mêmes à la mort, de remporter une victoire, de fonder une colonie, une ville ou de donner naissance à un peuple.
A la lecture de l’étude entreprise par Mircea Eliade, des actes de la chancellerie hongroise et des chroniques relatant la fondation de la Moldavie, nous pouvons tirer quelques éléments intéressants.
Au travers de cette documentation, trois réalités historiques deviennent possibles. Elles représentent trois niveaux de conscience du peuple roumain et de l’âme roumaine qui ne sont pas antinomiques. Au contraire, chacune se complète et donne ainsi une vision globale de ces événements.
Le premier stade renvoie au factuel, aux données historiques.
Le second annonce le légendaire par la façon dont les descendants ont compris ces données. Ce stade fait le lien entre les deux autres. Il est fidèle par la recherche d’historicité mais mythique dans la dimension universel qu’il donne aux faits. Les différentes versions des chroniqueurs participent à la création d’un „mythe socio-historique”, celui du commencement, de l’initiation guerrière. Nous trouvons dans cette „chasse rituelle” les trois phases initiatiques développées par Massimo Centini27 chez le jeune spartiate Koros, obligé de vivre pendant une année comme un loup dans les montagnes. Ces trois phases sont la séparation (le départ de Dragoş vers les Carpates), la transition (la chasse à l’aurochs qui lui fait découvrir une nouvelle région) et l’incorporation (la fondation de la principauté).
Le troisième stade représente l’universel, c’est-à-dire l’univers mental, symbolique qui se dégage de la légende. Cette troisième lecture donne à la légende son aspect de „mythe ethnoreligieux fondateur” en ce sens qu’il est „issu de la pensée primitive et sauvage”28.
Si les deux premiers stades autorisent une lecture historique, seule la troisième réalité, développée par Mircea Eliade, donne une nouvelle dimension au peuple roumain. En ce sens, l’historien des mythes et des croyances replace les Roumains et leur territoire dans une dimension géographique d’ensemble: „Le paradoxe de la Dacie et, en général, de toute la péninsule balkanique, c’est qu’elle constitue à la fois un «carrefour» où se croisent des influences diverses [méditerranéennes, nordiques, orientales], et une zone conservatrice [les Carpates], comme le prouvent les éléments de culture archaïque qui y survivent jusqu’au début du XXe siècle29.
A cela s’ajoute la place des Roumains dans une réalité diachronique. Le mythe fondateur de l’Etat moldave, la chasse rituelle, serait issu d’un substrat magico-religieux remontant à la préhistoire et partagé communément par les hommes. Indépendamment d’un ancrage précis dans l’espace et le temps, la légende de Dragoş est dépositaire d’un substrat spirituel: il est un résidu métamorphosé d’anciennes croyances et traditions d’origine probablement chamanique.
Il se serait conservé au travers de mythes, rituels, croyances et légendes propres à chaque culture et à chaque civilisation.
La pérennité de ce mythe se serait de la sorte transmise sans discontinuité dans la création folklorique depuis les Daces, les Daco-Romains jusqu’aux Roumains. Il est passé par le filtre de la Christianisation qui sans effacer son substrat l’a réutilisé en lui assignant une portée exemplaire. Nous retrouvons notamment ce filtre dans l’hagiographie de Saint Hubert, personnage historique du milieu du VIIe siècle, devenu patron des chasseurs, après sa vision d’un cerf à une croix entre les ramures.
Sans se substituer à l’histoire positiviste, l’ethnohistoire développée par Mircea Eliade permet d’approfondir la compréhension d’un phénomène atemporel et universel (c’est-à-dire un mythe) que les sources documentaires ne sauraient nous révéler au premier abord mais qui reste sous-jacent. L’étude entreprise par Mircea Eliade doit nous amener à comprendre que l’historien ne doit pas se départir des traditions, souvent orales, sous couvert d’une véracité exclusivement appuyée par les documents écrits, d’ailleurs souvent mal interprétés. C’est en suivant ce chemin que le chercheur pourra appréhender un nouvel aspect de l’histoire, celui des mentalités.
 
Bibliographie complémentaire
1. Hell (B.), Le sang noir: Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994.
2. Popa (R.), Ţara Maramureşului în veacul al XIV-lea, Bucarest, Editions de l’Académie, 1970.
3. Spinei (V.), Moldavia in the 11th – 14th centuries, Bucarest, Editions de l’Académie, 1986.
4. Walter (Ph.), Le mythe de la chasse sauvage dans l’Europe médiévale, Paris, H. Champion, 1997.
 
Note
1  Je pense plus précisément à l’ouvrage Imposture et pseudo-science. L’œuvre de Mircea Eliade, de Daniel Dubuisson (Paris: Presses universitaires du Septentrion, 2005) ou encore celui d’Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco – L’oubli du fascisme (Paris, PUF, 2002)
2   Correspondance entre le roi de Hongrie et le pape Clément VII : Documente privind Istoria României, D: Relaţiile între Ţările Române, volume 1 (1222-1456), document 9, p. 20-21. Cité après sous la forme DIR (D/1).
3   DIR (D/1), n° 41, p. 75-78.
4   Ce sont les villages de Zalatina, Breb, Kopacsfalva, Deseşti, Hărniceşti et Sat-Şugatag.
5   Iorga (N.), Istoria Românilor, III, Bucureşti, Editura Academiei, 1937, p. 209.
6   DIR (D/1), n° 43, p. 80-83.
7   Au contraire de Dragoş, la vie de Bogdan est mieux connue, notamment sur le plan archéologique, voir: Popa (R.), „Biserica de piatră de la Cuhea şi unele probleme privind istoria Maramureşului în secolul al XIV-lea”, Studii şi Cercetări de Istorie Veche şi Archeologie, 17 / 3 (1966), p. 511-528.
8   Chronicon Budense, édition de Podhradczky (I.), Bude, 1838, p. 337.
Chronicon Dubnicense, in Historiae Hungaricae fontes domestici, Scriptores III, Edition de Florianus (M.), Budapest, 1884, p. 201.
9   Ce sont les villages de Ieud, Bocicoel, Vişee (les deux), Moisei, Borşa, Selişte (les deux) et Cuhea.
10 Voir les diplômes du 28 juin 1366 qui prévoit des sanctions sévères contres les „Valaques révoltés” de Transylvanie ainsi que l’acte royal du 20 juillet 1366 émis à Lipova et destiné aux comitats de Caraş et Cuvin dans le Banat qui prend des mesures contre le clergé orthodoxe: „ad exterminandum seu delendum de ipsa terra malefactores quarumlibet nationum, signanter Olahorum”.
11 Mihayli (I.), Diplome maramureşene din sec. XIV, Sigheţ, 1900, p. 45-48.
12 Andreescu (Şt.), „Les débuts de l’historiographie en Moldavie”, Revue Roumaine d’Histoire, 12 / 6 (1973), p. 1017-1035.
13 Mihăilă (G.), Literatura română veche (1402-1647), volum 1, Bucureşti, Editura Ţineretului, 1969, p. 29.
14 Brătianu (Gh. I.), Tradiţia istorică despre întemeierea Statelor Româneşti, Bucureşti, Tipografia Naţională, 1945, p. 248.
15 Panaitescu (P. P.), Cronicile slavo-române din sec. XV-XVI, Bucureşti, Editura Academiei, 1959, p. 156, 159-160.
16 Simonescu (D.), „Tradiţia istorică şi folclorică în problema «Întemeierii» Moldovei”, Studii de folclor şi literatură, Bucureşti, Editura pentru Literatură, 1967, p. 35-36.
Voir également: Ionescu (D.), „Images du prince Dragoş dans les manuscrits de Moldavie au XVIIIe siècle”, Revue des Etudes Sud-Est Européennes, 14 / 4 (1976), p. 619-637.
17 Grigore Ureche, Letopiseţul Ţării Moldovei, îngrijit de Panaitescu (P. P.), Bucureşti, Editura Lyceum, 1958, p. 36.
18 Idem, p. 39.
19 Idem,p. 41.
20 Idem, p. 626.
21 Miron Costin, „Cronica Ţărilor Moldovei şi Munteniei”, Opere, îngrijit de Panaitescu (P. P.), Bucureşti, Editura pentru Literatură, p. 209.
Miron Costin, „Istorie în versuri polone despre Moldova şi Ţara Românească”, Opere, îngrijit de Panaitescu (P. P.), Bucureşti, Editura pentru Literatură, p. 231.
22 Dimitrie Cantemir, Descriptio Moldaviae (Descrierea Moldovei), traducere şi îngrijire de Guţu (G.), Bucureşti, Editura Academiei, 1973, p. 135.
23 Documente privind Istoria României, C: Transilvania, vol. 1 (1075-1250), Bucureşti, Editura Academiei, 1951, n°29, p. 16-17.
24 Ion Neculce, O samă de cuvinte, Chişinău, Editura Hyperion, 1992.
25 Gorovei (Şt.), „L’Etat roumain de l’Est des Carpates: la succession et la chronologie des princes de Moldavie au XIVe siècle”, Revue Roumaine d’Histoire, 18 / 3 (1979), p. 494-495.
26 Eliade (M.), „Le prince Dragoş et la «chasse rituelle»”, in De Zalmoxis à Genghis Khan. Etudes comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l’Europe orientale, Paris, Payot, 1970, p. 135-138.
27 Centini (M.), Il sapiente del Bosco, Milan, Xenia, 1989, p. 123.
28 Siganos (A.), „Définitions du mythe”, Questions de mythocritique. Dictionnaire, sous la direction de Chauvin (D.), Siganos (A.) et Walter (Ph.), Paris, Imago, 2005, p. 89.
29 Idem, p. 158.
 
 
* Doctor în ştiinţe, profesor de istorie, artă şi arheologie la Aix-en-Provence (Franţa), discipol al cunoscutului profesor Valeriu Rusu, originar din Basarabia. Autor al lucrării de doctorat „Les Carpates et la Danube dans l’espace culturel roumain (Protohistoire – Antiquité – Moyen Âge). Essai pour une géographie historique de la Roumanie)”.
Textul articolului a fost prezentat la Conferinţa Internaţională de Studii Româneşti de la Constanţa (iunie 2007).