Le temps et la temporalité du stéréotype et de l’événement


Dans cette étude nous nous proposons d’examiner le rôle et la place du temps dans la constitution, la fixation et la persistance du stéréotype en essayant de voir comment l’événement se produit dans le cadre spatio-temporel et quels sont ses effets. Nous nous appuierons sur la vision d’Aristote qui considérait qu’il existait un être sans cadre spatio-temporel, l’être divin, se caractérisant par son immatérialité (Mét., E, 1, 1026 a 17). Il reviendra en partie sur sa théorie dans le livre VIII de la Physique, ainsi que dans le livre A de la Métaphysique, en essayant de concevoir une éternité du mouvement dépendant de l’éternité du temps qu’il conçoit alors comme «quelque chose du mouvement». D’où sa théorie d’un moteur lointain, immobile et à la base de tout mouvement.
Saint Augustin envisageait le temps comme mouvement, mais pour lui il n’y avait pas de temps avant la création du monde. Il abandonne en quelque sorte le temps cyclique pour un temps orienté: «[...] et ainsi il ne se peut point faire qu’il se soit passé du temps avant que vous fissiez le temps» écrit-il en s’adressant à Dieu dans Les Confessions» [7, p. 263]. Le temps lui apparaît alors d’une nature paradoxale, car l’on ne peut mesurer ni le temps passé, ni le temps présent, ni le futur, l’expérience montrant qu’on ne mesure que «le temps qui passe». Nous nous référerons également à la thèse de M. Heidegger selon laquelle l’existence et le temps n’ont de lieu, d’espaceque dans l’événement [9, p. 405]. Il s’ensuit que c’est l’événement qui se présente comme ce qui tient en soi, comporte l’existence et le temps, comme lieu de manifestation et d’existence du temps.
G. Granel, commentateur de l’œuvre d’Heidegger, considère que l’espace et le temps sont «la façon même dont le réel est tenu ensemble avec lui-même», com-posé ou syn-thétisé [5, p. 76].
Parler de ce qui est, c’est aussi parler de ce qui s’est passé qui y est incorporé. On se demande alors si ce n’est pas dans les limites de l’espace et du temps, dans leurs formes que toute entité de la réalité se tient, existe, qu’il n’est de chose ni de phénomène qui échappe au mouvement, qui ne soit érodé par ce dernier, qui ne s’use à la longueur du temps, qui n’existe et se manifeste que dans et par le temps.
Considérant le stéréotype et l’événement d’une part, et le rôle que joue le temps dans les manifestations réelles de ces entités d’autre part, elles nous apparaissent comme antithétiques, du fait qu’elles mettent en évidence des divisions de la continuité temporelle, leur caractère oppositionnel apparaissant comme consécutif de leurs caractéristiques temporelles.
La théorie et la philosophie de l’événement est sortie de l’historiographie, les historiens, tels que Raymond Aron, Charles Victor Langlois et Charles Seignobos, H.-I. Marrou, Marc Bloch, Fernand Braudel, Paul Lacombe, François Simiand et Henri Berr distinguent l’histoire sociale et l’histoire événementielle, la première se caractérisant par le temps de la longue durée, la seconde par celui de la courte durée [6]. Les deux types de durée, constituant une opposition, supposent l’existence de deux entités qui les représentent. Nous formulons l‘hypothèse que le stéréotype associé au temps long et l’événement relevant d’une courte durée constituent ces deux entités.
Le stéréotype se présente d’abord comme une association stable d’éléments, association qui s’étire sur la ligne du temps tandis que l’événement, en se produisant, s’inscrit dans un délai de temps momentané, ponctuel et quelquefois déterminé. Mais cette opposition entre l’instantanéité de l’événement et la durée du stéréotype s’atténue, voire disparaît quand on prend conscience de l’interaction de la temporalité de l’événementiel et de la temporalité du stéréotype. La longueur du temps des effets de l’événementiel n’est autre chose que le temps de la constitution et de la persistance des nouveaux stéréotypes installés par l’événementiel. Le temps des anciens stéréotypes représente un espace temporel sur lequel se produit l’événement et se manifestent ses effets. Par conséquent, le temps de l’événementiel et celui du stéréotype coexistent.
Le stéréotypé et l’événementiel se caractérisent par des temporalités différentes, le premier instaurant la temporalité de la monotonie, de l’ordinaire et l’autre créant un état inconnu, inattendu, voire dramatique, déréglant et délogeant la monotonie, car l’événement c’est quelque chose qui affecte notre vie, selon F. Braudel [1, 2].
Il est certain que lorsqu’on parle du temps court on a souvent en vue les événements de nature purement physique, inhérents à l’évolution naturelle de la planète, comme certains événements-catastrophes bien connus dont l’humanité subit les conséquences. Mais l’arrivée de la pluie dans une région désertique, ou après une longue période de sécheresse est un événement qui est loin d’être tragique, bien au contraire. En conséquence ce qui caractérise ces deux entités n’est pas lié à leurs conséquences, mais bien plus à la rupture que l’une constitue par rapport à l’autre.
Le caractère antithétique s’exprime d’abord par leurs propriétés, et plus particulièrement par leurs formes d’existence, de production et de manifestation:
– l’événement est un Avoir-été absolu, le stéréotype est un Etant, désignation des divisions temporelles de Heidegger, reprise par P. Ricœur;
– le stéréotype est habituel, répétable, alors que l’événement est non-répétable du fait de sa nature singulière. C’est une singularité absolue dans la majorité des cas, quoiqu’elle puisse se reconstruire. P. Ricœur dit à cet égard: «...l’événement ne se répète pas...» [6, p. 152].
– l’événement est, selon P. Ricœur, ce qui n’arrive qu’une fois, le stéréotype persiste toujours et partout;
– le stéréotype est duratif, non-borné, l’événement est ponctuel, borné dans ses limites temporelles; le stéréotype demeure, l’événement passe. Selon l’expression de P.Ricœur «A la fumée de l’événement, s’oppose le roc de la durée...» [6,p. 151];
– le stéréotype est pratiqué avec régularité, l’événement ne connaît pas la régularité dans sa production; 
– l’événement est un écart à tout modèle construit, à tout invariant; le stéréotype est une habitude, une pratique, un rite pratiqué dans un rythme modéré;
– l’événement change ce qui demeure, c’est un changement dans une stabilité; le stéréotype c’est une stabilité dans le changement;
– l’événement est un saut temporel, un changement ponctuel, bref et soudain; le stéréotype occupe tous les temps d’une communauté sociale, il persiste, s’étendant sur la ligne du temps, il est long dans la mesure du temps;
– l’événement est assimilable à une explosion, à une irruption, cette similitude implique, certainement, un court délai de temps;
– le stéréotype représente la vie sociale rythmée, l’histoire sociale; l’événement construit l’histoire événementielle, phénoménale dans la majorité des cas;
– les deux catégories, rapportées à toutes les dimensions temporelles, représentent, finalement, une opposition entre l’instant et le temps long.
Par conséquent, ces entités se distinguent par les différences quantitatives entre les durées de temps qu’elles occupent. Notons que la durée longue du stéréotype constitue le fondement structurel sur lequel vient s’enchâsser en quelque sorte la brièveté, la soudaineté de l’événementiel. D’où le schéma suivant:
temps long                                           temps court
      ↓                                                                   ↓
temps des stéréotypes                       temps de l’événementiel
      ↓                                                                   ↓
existence stéréotypée                        existence événementielle
      ↓                                                                   ↓  
histoire sociale                                   histoire événementielle
      ↓                                                                   ↓
Nous pouvons ainsi envisager notre existence comme structurée, du point de vue temporel, par deux formes, la stéréotypée et l’événementielle. Nous disons «structurée» car nous ne voulons pas aborder le problème métaphysique de l’être, mais simplement constater comment il s’inscrit dans un contexte temporel complexe, en nous souvenant avec Roupnel, que le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant.
Nous avons examiné ces deux formes d’existence dans deux romans, Germinal de Zola et La Peste de Camus, l’existence événementielle dans ce dernier étant désignée par le syntagme Etre dans la peste.
F. Braudel réserve le titre d’»événements» aux phénomènes qui causent les changements les plus significatifs, des changements ponctuels, ceux-ci affectant la vie des individus en raison de leur brièveté et de leur soudaineté [1, 2]. La brièveté et la soudaineté du temps court conditionnent des changements dans les stéréotypes pratiqués. Il est certain que tout changement est de l’ordre du mouvement dans la chose en train de changer, et ce mouvement suppose une durée, même si le mouvement ne se confond pas complètement avec le temps, selon Aristote.
Selon F. Braudel l’histoire événementielle, c’est l’histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses, elle est la plus riche en humanité, mais la plus dangereuse. Sous cette histoire et son temps individuel se déploie, comme l’affirme P. Chaunu, «une histoire lentement rythmée» [3, p. 11]. La pratique des stéréotypes par une communauté sociale crée ce dernier type d’histoire.
I. Le temps long et le temps court de l’histoire quotidienne et de celle événementielle racontée et décrite par A. Camus dans «La Peste».
C’est par un événement somme toute très banal, un rat mort trouvé sur le palier par le docteur Rieux à la sortie de son cabinet, que le narrateur, après un commentaire introductif, prépare le lecteur à l’arrivée de la peste, mais en masquant à ce dernier ce que cet événement banal signifie. Le docteur Rieux, premier personnage intervenant dans le roman, interprète le phénomène comme ne méritant d’abord pas qu’on y prête attention, «mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d’insoliteLa présence de ce rat lui avait paru seulement bizarre tandis que pour le concierge, elle constituait un scandale». La première manifestation de la peste est donc un micro-événement qui se situe encore dans le temps de la quotidienneté, ne concernant pour le lecteur que deux habitants d’un immeuble, un docteur et le concierge, faisant des erreurs d’interprétation sur ce qu’ils découvrent. Cependant le phénomène des rats morts est bientôt constaté en tous les endroits de la ville:
Mais dans les jours qui suivirent, la situation s’aggrava. Le nombre des rongeurs ramassés allait croissant et la récolte était tous les matins plus abondante.
Le marqueur temporel tous les matins signifie la répétition et la continuité, le verbe s’aggrava exprimant la croissance de l’intensité du phénomène et en marquant l’aspect duratif et progressif. Par rétro-lecture on vérifie que deux temporalités se superposent, l’une qui résulte de la perception d’une manifestation tellement partielle du phénomène que ceux qui le constatent ne comprennent pas ce qui arrive et donnent des interprétations qui relèvent encore du flot du temps quotidien de la ville d’Oran, alors que le narrateur omniscient sait lui que dans la perspective de la longue durée au sens braudélien du terme, il fait intervenir un événement qui, bien que perçu d’abord comme seulement insolite ou bizarre, sera progressivement identifié, et manifestera tous les caractères de l’événementiel venant briser le rythme régulier de la vie de la cité.
Les locatifs spatiaux utilisés en nombre considérable s’ajoutent aux outils temporels afin de situer dans le temps long l’arrivée et la mort continue des rats dans la ville:
Dans la ville même, on les rencontrait par petits tas, sur les paliers ou dans les cours. Ils venaient aussi mourir isolément dans les halls administratifs, dans les préaux d’école, à la terrasse des cafés, quelquefois. Nos concitoyens stupéfaits les découvraient aux endroits les plus fréquentés de la ville. La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Front-de–Mer, de loin en loin, étaient souillés.
Le temps de la vie des Oranais s’inscrit ainsi dans deux temporalités: celle d’un temps lent et celle d’un court, le temps ordinaire et le temps de la peste, pour reprendre l’expression de l’auteur, les caractéristiques temporelles des deux entités examinées étant nettement dénotées dans le récit:
Le temps ordinaire qui avance lentement vers l’avenir;
En temps ordinaire, nous savions tous, consciemment ou non, qu’il n’est pas d’amour qui ne puisse se surpasser...
... personne en ville ne savait combien, en temps ordinaire, il mourait de gens par semaine.
Dans le premier exemple l’adverbe lentement explicite la caractéristique temporelle la plus pertinente du temps du stéréotype.
Les stéréotypes des temps ordinaires sont définis au moyen des présents de l’indicatif à valeur durative, celle-ci se transformant en valeur générique:
Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt.
Le présent duratif, avec d’autres outils lexicaux, reproduit la pratique de ce qui est habituel et naturel, comme forme d’explicitation du temps stéréotypé:
... ils se réunissent à heure fixe; ... ils se promènent sur le même boulevard; ils réservent les plaisirs: les femmes, le cinéma et les bains de mer pour le samedi soir et le dimanche.
L’itératif, marqué par le présent, par les syntagmes temporels à heure fixe, le samedi soir, le dimanche, assure le caractère constant du stéréotype, il entraîne l’effacement, la perte de l’attrait, en conditionnant la formation de l’habitude, l’installation de l’ordinaire:
Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent dans ce qu’on appelle l‘acte de l’amour, ou s’engagent dans une longue habitude à deux.
Par le sème /long/ qui entre à la fois dans la composition du sémème //longueur// et dans celle du sémème //habitude//, c’est l’isotopie du /processus lent/ qui se manifeste dans le syntagme «longue habitude». Cette isotopie est en fait filée depuis le début du roman:
Sans doute, rien n’est plus naturel, aujourd’hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui reste pour vivre.
Le temps ordinaire est désigné par des infinitifs à valeur durative et par des syntagmes nominaux à valeur temporelle travailler du matin au soir et ensuite jouer et perdre aux cartes, au café et en bavardages. Les termes ainsi marqués décrivent l’existence perçue comme stéréotypée, située dans un temps long, et donc le caractère d’invariabilité et de continuité des habitudes d’Oran rend compte de la monotonie de la vie des Oranais. Le qualificatif naturel fait partie du niveau de langue ordinaire, non soutenue, et de ce fait a des rapports avec le temps long. Ces termes sont en même temps l’expression d’un jugement de valeur plutôt dépréciatif porté par l’énonciateur sur le mode de vie des Oranais, leur comportement routinier, clichés de «la mentalité des petites villes».
Comme le constate le narrateur, il est impossible de tracer une ligne de démarcation temporelle entre les stéréotypiques, car c’est un agglomérat de procès qui constitue le stéréotype:
...travailler, aimer et mourir, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent.
La force de Camus est finalement de plonger le lecteur dans l’histoire à rythme lent, l’histoire sociale de la ville d’Oran, et de faire apparaître très progressivement les symptômes d’un événement qui au fur et à mesure de la prise de conscience de son existence par les personnages, relève par sa dimension de l’histoire événementielle, cette dernière se détachant sur le fond que constitue l’histoire sociale, par une différence qui ne pouvait être immédiatement ou a priori identifiée comme telle. On trouve dans le roman la même limite que celle décrite par Paul Veyne [8, p. 14] qui montre que l’historien ne saisit jamais directement ni entièrement ce qu’on appelle un événement: «il (l’événement) est toujours [saisi] incomplètement et latéralement, à travers des documents ou des témoignages, disons à travers des tekmeria, des traces.» (τεκμήριον: le signe de reconnaissance, la marque, la preuve). Le lecteur faisant en quelque sorte la synthèse des traces de ces différences qui viennent s’accumuler et se greffer sur la toile de fond de l’histoire sociale, les interprète sous l’influence du narrateur qui l’entraîne dans le processus itératif du texte pour l’amener à saisir en quoi ce qui se passe est différent et nouveau par rapport à l’écoulement régulier de la vie d’une petite ville maritime.
La dernière phrase du roman permet cependant de bien saisir que seul le rythme différencie l’histoire sociale de l’histoire événementielle, et cette histoire événementielle s’inscrit elle-même dans un processus temporel de la longue durée, une longue durée qui est celle du rythme et des cycles de reproduction des bacilles:
[...] il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.
Ainsi le docteur Rieux a les compétences qui lui permettent de lire les deux niveaux et de comprendre ce qui les relie, ce que «la foule en joie ignorait». Ce qui relève de l’événement par rapport au rythme de la vie sociale n’est en fait que la phase d’un cycle d’une durée encore plus longue que celui de la vie sociale, celle de l’évolution biologique de la vie à la surface de la planète. Par cette conclusion Camus détruit l’événement en le situant dans une trame temporelle aux variations de très grande amplitude; il apparaît alors que le romancier et l’historien, sans être confondus, font un travail parallèle: écrire des récits dans lesquels les temporalités se superposent ou interfèrent, la seule référence temporelle incontournable restant le présent de l’énonciation, celui que le lecteur présuppose ou entrevoit sans jamais l’atteindre.
II. Le temps du stéréotype dans le roman Germinal d’E. Zola
Dans ce roman,E. Zola constitue la toile de fond de la vie sociale d’un milieu bien particulier, celui de la mine, en utilisant les principaux stéréotypes de la vie du mineur, de son travail, de son comportement. Décrivant les actions répétitives du travail de la mine, il utilise l’imparfait pour accentuer l’effet de prolongement dans la durée des actes accomplis et de leur répétition lancinante:
Quoi faire? Il fallait travailler. On faisait ça de père en fils, comme on aurait fait autre chose.
Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, ... tapaient toujours. Ils tapaient tous, on n’entendait que les coups réguliers. On ne distinguait rien, la taille s’ouvrait, montait ainsi qu’une large cheminée... Des formes spectrales s’y agitaient...
L’aspect inaccompli des procès exprimés par les verbes à l’imparfait est régulièrement utilisé par les écrivains pour donner l’impression d’un prolongement à l’infini des actions décrites, et le narrateur au moment T0 de l’énonciation prend en charge le début des procès décrits mais non leur fin. Si nous prenons, par exemple, le syntagme «Ils tapaient tous», le narrateur fait comprendre au lecteur qu’au moment même où il écrit il prend en charge la somme des moments au cours desquels des mineurs tapaient, mais il ne prend pas en charge l’achèvement de ces procès car au moment T0 où il écrit il ne sait pas quand les mineurs cesseront de taper. Cette «imperfectivité» de l’imparfait (qu’on nous pardonne la redondance!) a pour effet de prolonger dans l’esprit du lecteur la durée des procès, leur répétition et leur inachèvement.
Le procédé littéraire est connu, mais Zola l’utilise d’une manière particulièrement efficace pour décrire le rythme de cette histoire sociale qui relève de la longue durée. Le procédé est d’autant plus efficace que l’auteur utilise, en outre, cette autre propriété de l’imparfait, celle de la mise en perspective. Qu’on le veuille ou non, l’imparfait assure la transition entre le récit et le discours, car il transpose dans le passé l’expérience vécue (réellement ou fictivement) par l’énonciateur. C’est le regard de l’énonciateur qui crée la mise en perspective et implique un sujet en train d’observer. C’est cette fonction de l’imparfait qui faisait dire à Georges Maurand que l’imparfait est un temps de la compétence (du narrateur) alors que le passé simple est un temps de la performance (des actants du récit). Cette mise en perspective crée un univers mental qui permet d’exprimer la continuité et la répétitivité de procès se déroulant dans la longue durée. L’effet de répétitif n’est pas seulement dû à l’usage de l’imparfait, mais aussi à la répétition du verbe taper et à la récurrence du phonème [t] et de la combinaison phonématique [ta]. D’où un effet d’allitération qui fait correspondre le rythme de certaines sonorités de la phrase au rythme des travaux des mineurs. La régularité des intervalles de temps entre les actes des mineurs leur donne une espèce de rythme cadencé:
Et, à chaque voyage, Etienne retrouvait au fond l’étouffement de la taille, la cadence sourde et brisée des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s’obstinant à leur besogne.
L’imparfait du verbe retrouver et le préfixe re- dans sa structure morphémique se combinent pour créer l’image de la cadence.
On pourrait à juste titre affirmer que c’est l’imparfait qui assure le processus de la stéréotypie. Il règne en maître dans l’écriture d’E. Zola en créant l’impression de quelque chose qui se dilate en occupant infiniment, démesurément l’espace. C’est pour cette raison qu’il s’accorde avec l’immensité de la plaine, avec l’étendue infinie, sans bornes, avec des champs sans fin, décrits dans le roman. Ce qui s’étend dans cette étendue c’est le noir qui occupe tout l’espace de l’étendue et l’espace temporel du mineur, car dire s’étendre c’est parler de la longueur, de l’étendue spatiale et temporelle de quelque chose.
Chaque matin, d’habitude, on les descendait, tout coupés sur la mesure de la couche.
Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l’indifférence de l’habitude, comme si la commune misère était pour tous de vivre ainsi ployés.
Le répétitif, situé dans la continuité temporelle, en se transformant en duratif ininterrompu, détermine la durabilité du stéréotype. P. Ricœur dit à ce propos: «...elle (la répétition) rouvre le passé en direction de l’à-venir... le concept de répétition réussit à la fois à préserver le primat du futur et le déplacement sur l’avoir-été». «La répétition fait plus: elle met le sceau de la temporalité sur toute la chaîne de concepts constitutifs de l’historalité...» [6, p. 114].
La notion de changement n’est pas antinomique avec la longue durée caractérisant le stéréotype, car, selon P. Ricœur, «...les équilibres durables dans le temps long ne sont qu’une stabilité dans le changement» [6, p. 150]. Le temps long est envisagé par F. Braudel comme le roc de la durée, car il s’inscrit dans la civilisation, dans la culture, constituantune histoire interminable [2]. Le temps long est conçu comme un roc, parce qu’il résiste aux changements, à l’avènement de l’inattendu.
III. L’événement et son temps dans La Peste d’A. Camus et Germinal d’E. Zola
Le passé simple, c’est la forme temporelle du perfectif, du bornage, donc de l’achèvement du procès qui s’exprime. Le passé simple ne comporte qu’une somme d’instants fermée sur elle-même, c’est–à-dire perfective, ce qui en fait un mode privilégié de l’expression du surgissement ou de l’arrivée brusque de tout événement, et pour cette raison il est le temps de l’événementiel et de la narrativité par excellence. Revenons à «La Peste»:
...elle apparut réellement pour ce qu’elle était, c’est-à-dire l’affaire de tous.
Mais à partir du moment où la peste se fut emparée de toute la ville, alors son excès même entraîna des conséquences bien commodes, car elle désorganisa toute la vie économique...
[...] Quoique cette brusque retraite de la maladie fût inespérée, nos concitoyens ne se hâtèrent pas à se réjouir.
Le temps et l’aspect de l’événement sont traduits par des formes tant verbales qu’adjectivales, voire substantivales: l’adjectif brusque marque la soudaineté et la brièveté de la retraite de la peste, le nom d’action la retraite comporte dans sa structure sémantique le perfectif, le sème de l’achevé, de l’accompli. 
Dans Germinal l’événementiel se présente sous la forme d’un phénomène naturel ayant pour source les actions d’un agent animé. On a là finalement une sorte d’allégorie animant, personnifiant la cause d’un phénomène étranger à la volonté humaine. Ainsi, dans la séquence de l’effondrement du Voreux, il faut distinguer le temps de l’action agentive et le temps d’un processus non-agentif, mais agissant comme une force agentive.
Il s’agit du «torrent d’eau» qui, une fois mis en marche par l’agent humain, agit comme agirait un être humain en faisant son travail destructif, ayant pour finalité l’écroulement de la mine.
L’accumulation des verbes au passé simple marque le bornage du processus continu de destruction, de l’inondation, et exprime l’effet d’une catastrophe soudaine se réalisant en cascade:
En moins de dix minutes, la toiture ardoisée du beffroi s’écroula, la salle de recette et la chambre de la machine se fendirent, se trouèrent d’une brèche considérable. Puis les bruits se turent, l’effondrement s’arrêta, il se fit de nouveau un grand silence.
L’achèvement de l’inondation est marqué par une série de passés simples, de participes passés à valeur perfective, par un terminatif momentané:
...ce cratère de volcan éteint, le bâtiment des chaudières creva ensuite, disparut, la tourelle carrée tomba sur la face, comme un homme fauché par un boulet. Et l’on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquée sur son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort: elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante, comme pour se lever; mais elle expirait, broyée, engloutie.
Le passé simple marque la production de l’événement majeur, celui de l’écroulement de la machine du capital incarnant dans la vision de Souvarine la force ayant causé tous les maux et les malheurs qu’ont vécus et continuent de vivre les mineurs, pas seulement ceux de Zola, mais les mineurs du monde. Les formes verbales nommées désignent le bornage des actions de l’agent invisible et parfois visible, comme celui du torrent d’eau du roman.
Le passé simple comme signe grammatical de l’événementiel s’oppose au temps grammatical des stéréotypes «des temps ordinaires» pour lesquels Camus utilise le présent de l’indicatif et l’infinitif à valeur durative, alors que Zola use de l’imparfait, comme marque des stéréotypes des temps de la peste.
A côté de ces régularités de manifestations des caractéristiques temporelles des deux types de temps, du temps stéréotypé et du temps événementiel, l’analyse du temps de la Peste, installée dans la ville d’Oran, permet de définir une temporalité et un temps différents de celui de la courte durée que les historiens ont assigné à l’événement social et, par suite, à l’histoire événementielle. Il s’avère que certains événements sociaux, voire d’une autre nature, se manifestent d’une manière progressive dans la trame de la longue durée. C’est le cas de la Peste car l’auteur parle des stades de ce phénomène: premier stade de la peste, deuxième stade, termes par lesquels on exprime le duratif du processus de développement de l’épidémie.
IV. L’imparfait et son rôle dans l’installation des stéréotypes de la Peste
La Peste comme phénomène social s’approprie un temps indéterminé, il est annoncé par l’aspect imperfectif du verbe s’installer et par l’imparfait:
Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. A la vérité, tout devenait présent.
L’imparfait duratif dans la Peste décrit la formation de nouvelles habitudes, de nouveaux modes de vie, ce que l’auteur évoque ainsi:
...nous devions nous arranger avec le temps; prendre l’habitude de supputer la durée de la séparation; les douleurs les plus vraies prirent l’habitude de se traduire dans les formules banales de la conversation etc.
Une fois installée, la peste continue à gagner du terrain dans le temps et dans l’espace:
Pendant le mois de décembre, elle, la peste flamba dans les poitrines de nos concitoyens, elle illumina le four, elle peupla les camps d’ombres aux mains vides, elle ne cessa son allure patiente et saccadée.
L’allure saccadée de la peste n’est autre chose que son avancée irrégulière, mais sûre, annonçant la secousse qu’elle produit dans les maisons des Oranais.
Ce temps nouveau et l’inaccompli du présent sont pour les Oranais des signes identificatoires, exprimant la temporalité vécue, supportée, signifiée dans le texte par les syntagmes qualificatifs journées terribles, la monotonie des grands malheurs:
C’est que rien n’est moins spectaculaire qu’un fléau et, par leur durée même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vécues, les journées terribles de la peste n’apparaissent pas comme de grandes flammes somptueuses et cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage.
La nature du malheur, qui s’était emparé de la ville, détermine la monotonie de la vie et par suite sa durée. Les autres désignations de la Peste telles que: un fléau spectaculaire, similaire à un interminable piétinement, sa durée, ses journées terribles, rallongent le temps. La monotonie, le duratifcomme traits propres au stéréotype, au temps long deviennent des signes du temps de l’installation de l’événementiel. Le qualificatif interminable, exprimant le caractère de l’événement social, s’oppose au caractère de brièveté défini par de nombreux historiens et philosophes.
Le caractère long du temps de la Peste, occupant tout l’espace de la ville et dans le roman un espace textuel assez considérable, est exprimé dans de nombreuses séquences:
– Oui, la peste, comme l’abstraction, était monotone; ... cette espèce de lutte morne entre le bonheur de chaque homme et les abstractions de la peste, qui constitua toute la vie de notre cité pendant cette longue période.
La nature du fléau détermine la façon des Oranais d’envisager cette temporalité et son temps comme rallongés. Par suite, la longévité des anciennes pratiques s’explique par le caractère contraire à celui des temps de l’événementiel. Camus parle dans ce cadre d’idées de la longueur de la journée, du long temps de la séparation, du long temps de l’exil, ce long temps de claustration et d’abattement dans des phrases du type:
– ...l’épidémie prolongeait ses effets pendant de longs mois; cette longue suite de soirs toujours semblables; ... la peste n’oubliait personne trop longtemps etc.
Le caractère rallongé et existentiel du temps de la Peste se transforme en monotonie comme le sont les temps de la banalité quotidienne. La fréquence du qualificatif long dans la structure morphémique du nom longueur, du verbe prolonger, dans l’adverbe longtemps, rapportée aux nouveaux états instaurés par la Peste, aux nouvelles habitudes apportées par l’événementiel, démontre la durée des stéréotypes de la temporalité événementielle.
Le temps long de la peste, le stade où elle fait son affaire, est révélé dans le prêche du père Paneloux:
Il commença par rappeler que, depuis de longs mois, la peste était parmi nous, et que maintenant que nous la connaissons mieux pour l’avoir vue tant de fois s’asseoir à notre table ou au chevet de ceux que nous aimions, marcher près de nous et attendre notre venue aux lieux de travail, maintenant donc, nous pourrions peut-être mieux recevoir ce qu’elle nous disait sans relâche, ...
Par conséquent, le temps de l’événementiel n’est pas toujours court, il dépend de la nature de l’événement: lorsqu’il s’agit d’un événement social du genre de la Peste, il est long. Est-ce le temps de l’événementiel ou de ses stéréotypes? A notre avis, c’est le temps de la constitution des nouveaux stéréotypes, apportés par la Peste, ces derniers, après leur installation, coexistant à côté de ceux de la longue durée de l’histoire sociale de la ville.
La nature des pratiques nouvelles apportées par l’épidémie, leur caractère duratif confirme l’idée qu’elles s’installent pour un temps indéterminé. Le temps du corps et de l’âme, le temps du mouvement du cœur, le temps psychologique s’impose aux Oranais qui vivent le temps de la séparation, de l’isolement, de l’exil, de la claustration, de la peur, de l’indifférence etc.:
Chez les uns, la peste avait enraciné un scepticisme profond dont ils ne pouvaient pas se débarrasser.
Notons que dans ce temps long de l’événementiel le présent, effaçant le passé et les illusions de l’avenir, s’impose:
Ainsi chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. Cet abandon général qui pouvait à la longue tremper les caractères commençait pourtant par les rendre futiles. Pour certains de nos concitoyens, par exemple, ils étaient alors soumis à un autre esclavage qui les mettait au service du soleil et de la pluie. [...] Ils avaient la mine réjouie sur la simple visite d’une lumière rosée, tandis que les jours de pluie mettaient un voile épais sur leurs visages et leurs pensées.
[...] Dans ces extrémités de la solitude, enfin, personne ne pouvait espérer l’aide du voisin et chacun restait seul avec sa préoccupation.
On entre ainsi dans une temporalité du présent, de l’actuel, de l’instant. Or cela confirme cette idée de Bachelard que «l’instant c’est la solitude».
L’événement bouleverse le milieu social, le modifie, brisant la chaîne des habitudes, délogeant certains stéréotypes, certains des rites caractérisant habituellement les membres d’une société, pour en instaurer d’autres qui finissent par déchirer la trame du tissu social et plonger chacun dans l’isolement. Le malheur à nature événementielle déloge certains des stéréotypes, pratiqués par les Oranais et instaure d’autres pratiques:
– Eh bien, ce qui caractérisait au début nos cérémonies c’était la rapidité! Toutes les formalités avaient été supprimées et d’une manière générale la pompe funéraire avait été supprimée. Les malades mouraient loin de leur famille et on avait interdit les veillées rituelles. ... Ainsi, tout se passait vraiment avec le minimum de risques.
Les occurrences du verbe supprimer parlent d’une manière évidente de la substitution des anciennes pratiques par des pratiques imposées par l’événementiel, ces dernières étant de courte durée, durée déterminée par le caractère désastreux, mortel de l’entité qui les installe.
Les stéréotypes, instaurés par la peste, relèvent surtout de la vie quotidienne des Oranais:
Autrement dit, ils ne choisissaient plus rien. La peste avait supprimé les jugements de valeur. Et cela se voyait à la façon dont personne ne s’occupait plus de la qualité des vêtements ou des aliments qu’on achetait. On acceptait tout en bloc.
La suppression des stéréotypes des temps ordinaires, comme par exemple celui de la préoccupation pour la qualité des vêtements et des aliments, celui des jugements de valeur portés sur les besoins vitaux, entraîne la pratique des nouveaux stéréotypes de la peste signifiés par l’imparfait, outil du répétitif, ce dernier conditionnant le duratif. Voici, par exemple, la séquence consacrée à l’enterrement des défunts:
Dans le couloir même, la famille trouvait un cercueil déjà fermé. On faisait signer des papiers au chef de famille. On chargeait ensuite le corps. Les parents montaient dans un des taxis encore autorisés, ... les voitures gagnaient le cimetière. A la porte, des gendarmes arrêtaient le convoi, donnaient un coup de tampon sur le laisser-passer officiel, les voitures allaient se placer près d’un carré où de nombreuses fosses attendaient d’être comblées.
...Un prêtre accueillait le corps...; ...et pendant que les pelletées de glaise résonnaient de plus en plus sourdement, la famille s’engouffrait dans le taxi.
...si au début, le moral de la population avait souffert de ces pratiques, car le désir d’être enterré décemment est plus répandu qu’on le croit...
L’usage de l’imparfait itératif, sa répétition a des finalités bien définies, celles de l’installation de la peste, de la faire durer, de la rendre longue, interminable. Avec et par la répétition s’exprime la persistance de l’épidémie qui oppresse la population entière, et finit par l’opprimer.
L’itératif ne constitue pas seulement la condition nécessaire pour la construction du stéréotype, c’est aussi le critère assurant la pratique et l’existence de ce dernier. La répétition des stéréotypes, vue comme pratique continuelle par les membres d’une communauté sociale, n’a d’autre fondement que l’itérativité.
L’effet de répétitif est accentué, par exemple, par un nombre considérable d’occurrences qu’accentue l’indéfini tout, suivi d’un nom à valeur temporelle:
Tous les soirs des mères hurlaient ainsi...; tous les soirs des timbres d’ambulances déclenchaient des crises...; ... tous les matins etc.
Les caractéristiques citées assurent la fixation des stéréotypes dans la temporalité d’une communauté sociale. La maintenance, la persistance de la Peste est constatée par l’auteur:
– Sur le palier où la peste se maintint en effet à partir d’août, l’accumulation des victimes surpassa de beaucoup les possibilités que pouvait offrir notre petit cimetière.
Les nouveaux stéréotypes, s’étant transformés en habitudes, assignent à la vie des Oranais le même rythme, le même caractère que celui des temps ordinaires:
Au matin, ils revenaient au fléau, c’est-à-dire à la routine.
L’itératif et le duratif, étant des caractéristiques pertinentes du stéréotype, se distinguent de la non-répétabilité, du caractère ponctuel de l’événement.
L’installation de nouveaux stéréotypes ne suppose pas la suppression complète des anciens, car, étant enracinés, la société continue à les pratiquer et à se guider sur eux. La coexistence des stéréotypes des temps ordinaires et de ceux créés par l’arrivée de la peste est présentée de la façon suivante:
D’autres trouvaient aussi des renaissances soudaines, sortaient de leur torpeur certains jours de la semaine, le dimanche naturellement, et le samedi après–midi, parce que ces jours-là étaient consacrés à certains rites, du temps de l’absent.
– Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions.
La coexistence des temps ordinaires et des temps événementiels, c’est la coexistence des temps différents.
Dans la dernière partie du roman on relate le retour de la ville à la vie normale, à la vie mesurée et obscure qu’ils menaient avant l’épidémie. C’est dans ce sens qu’il écrit:
Alors que le temps de la peste était révolu, ils continuaient à vivre selon les normes.
La réinstallation des temps ordinaires se fait sentir à travers la reprise du mode de vie d’avant la venue de l’événementiel:
La vie commune des deux couvents put reprendre;... on rassembla de nouveau dans les casernes..., ils reprirent une vie normale de garnison. Ces petits faits étaient de grands signes.
La fin de la Peste est annoncée par des signes symétriques de ceux qui avaient marqué son arrivée, les rats annonçant le recul de la Peste par la reprise de leur travail ordinaire:
Dans certaines charpentes, on entendait de nouveau le remue-ménage oublié depuis des mois. Elles, les statistiques générales révélaient un recul de la maladie.
Conclusion
Le temps dont la conscience effacerait progressivement les traces des événements permettrait-il au sujet d’atteindre, comme l’envisageait Bergson, une conscience de la durée pure? Ce serait oublier comme l’affirme Bachelard «que nous ne savons sentir le temps qu’en multipliant les instants conscients», or chaque instant vécu contient les traces de l’événementiel et celles des stéréotypes, c’est-à-dire les traces de procès qui se sont déroulés à des rythmes différents, et qu’on peut, pour simplifier, situer, les uns dans la longue durée, les autres dans la courte durée. Mais, nous l’avons vu, ces deux trames temporelles interagissent l’une sur l’autre, et ce sont finalement des problèmes de perception de faits dont les échelles de grandeur varient ou diffèrent, qui déterminent les rythmes très différents auxquels nous sommes soumis. A ces différences de rythme, s’ajoutent des différences de codes culturels et moraux, c’est-à-dire des différences de valeurs qui font qu’à la limite ce qui relève de l’événementiel pour x peut être de l’ordre du stéréotype pour y.
Le regard que chaque humain porte sur sa vie fait de lui l’énonciateur de ce qu’il considère comme son histoire à laquelle il tente souvent de donner un sens. Sans doute alors, comme Zola, Camus, et comme en général les romanciers le font dans le domaine de la fiction, l’énonciateur construit-il sur la trame stéréotypée de la quotidienneté des repères événementiels lui permettant de penser, de dire, voire d’écrire ce qu’il croit être pour un temps «son histoire». Jouant des événements individuels qu’il raccrochera aux stéréotypes que lui imposent la société dans laquelle et par laquelle il existe, il se donnera l’illusion d’avoir pris le recul nécessaire pour se regarder agissant, devenant ainsi le narrateur omniscient de son propre roman. Mais il lui faudra ne pas agir en esthète si seule la vérité l’intéresse...!
 
Bibliographie
1. F. Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, Paris, 1949.
2. F. Braudel, Ecrits sur l’histoire, Flammarion, Paris, 1969.
3. P. Chaunu Séville et l’Atlantique (1504-1650), 12 vol., SEVPEN, Paris, 1955-1960.
4. J.-M. Garrido, «La synthèse de la limite ou la formation du temps». Remarques sur le rapport de la sensation au temps dans les «Anticipations de la perception» de la Critique de la raison pure, Philosophie, numéro 95, septembre 2007.
5. G. Granel, L’équivoque ontologique de la pensée kantienne, Gallimard, Paris, 1970.
6. P. Ricœur, Temps et Récit, Tome III, Editions du Seuil, Paris, 1985.
7. Saint Augustin, Les confessions, Garnier– Flammarion, Paris, 1964.
8. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris.
9. М. Хайдегер, Время и бытиë, Издательство Республика, Москва, 1993.