L’écriture des sciences sociales, avant et après la levée du rideau de fer


Comment parler, en Roumanie, de la manière d’écrire en sciences sociales avant et après la levée du rideau de fer, sans évoquer d’abord trois figures amies, qui ont quitté la scène de ce monde-ci? Mihai Pop, qui a formé tant de générations de chercheurs, et a su faire connaître le meilleur de la science roumaine à l’étranger, pendant les années 1970 à 1989. Horea Bernea, qui a élaboré un langage muséographique entièrement nouveau, pour faire redécouvrir, aux Roumains eux-mêmes, leur culture ancienne, autrement que celle-ci n’était interprétée sous le régime communiste. Irina Nicolau, qui a su mettre ses connaissances de chercheur au service d’une expression écrite pleine de spontanéité et de vivacité, propre à toucher les plus larges publics. Eux ne sont plus avec nous ces jours-ci. Mais c’est en me référant à eux, aux travaux que nous avons menés ensemble sur le terrain et en cabinet, que je tenterai de mettre en ordre les problèmes que soulève tout projet d’écriture en sciences sociales, d’un côté ou de l’autre du rideau de fer, mais en prenant en compte la diversité des situations d’écriture.
Et pour entrer immédiatement dans le vif du sujet, il importe de marquer une différence fondamentale entre l’écriture de l’histoire et l’écriture des sciences sociales, si l’on entend par sciences sociales l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie et la psychologie. Dans un cas, celui de l’histoire, l’auteur se confronte à des textes, ou plus généralement, à des documents et à des monuments qui n’interagissent pas avec lui. Dans l’autre, le cas des sciences sociales, l’auteur est face à autrui, face à des hommes avec qui il interagit, sinon directement, du moins indirectement, par la médiation d’instruments d’observation ou d’outils d’enquête. L’écriture des sciences sociales procède donc toujours, en définitive, d’une rencontre vivante, la rencontre avec autrui, en chair et en os.
De l’écriture de l’histoire, je ne parlerai donc pas, laissant aux historiens et aux philosophes le soin de s’expliquer à ce sujet, mais en citant particulièrement les travaux de Paul Ricoeur, depuis Temps et Récit1 jusqu’à La mémoire, l’histoire, l’oubli2. Je pourrai ainsi me concentrer sur le traitement des questions spécifiques aux sciences sociales, et articulerai mon propos en trois moments:
Je tracerai d’abord une perspective d’ensemble et considèrerai à cette fin l’écriture des sciences sociales sous l’aspect de la rhétorique et des genres littéraires
-J’examinerai ensuite les différents genres d’écriture pratiqués aujourd’hui par les auteurs en sciences sociales.
-Et je conclurai par un propos sur l’art d’écrire au temps de la numérisation et de la communication par les medias.
 
 
1-Les sciences sociales, la rhétorique et les genres littéraires
 

 

La question qui nous occupe aujourd’hui a une longue histoire, une longue préhistoire même. Aussi convient-il, pour y répondre, de ressaisir le sens de cette dernière. Si nous faillissions à ce devoir, c’est cette histoire même qui se saisirait de nous, au risque de nous abandonner dans des formes désuètes d’expression.
 
1.1. Les genres d’expression du savoir, chez les précurseurs des sciences sociales
 
L’acte de saisir la pensée par des signes graphiques est régi, dans les cultures européennes, par des systèmes de règles qui visent à mettre en ordre des propos originairement articulés par la parole, dans une langue définie, selon des «genres» définis: l’hymne, la prière, la plaidoirie, le dialogue, le discours, la fable, la tragédie, etc., dans le cadre culturel de la cité grecque, par exemple; ou encore la parabole, le sermon, l’homélie, l’oraison, la rogation, etc., dans le cadre de la chrétienté.
Les genres selon lesquels écrivent les précurseurs des sciences sociales sont tout aussi fermement définis. J’en citerai quelques exemples. C’est le cas de la «lettre d’ambassade», ce rapport qu’un envoyé spécialisé expédie à son ministre des affaires étrangères, et qu’il nourrit d’observations, d’informations, d’évaluations rassemblées à l’adresse de son mandant. Un même code est partagé entre le destinateur et le destinataire. L’un et l’autre manient avec un art inégalement consommé les diverses modalités du discours. Il importe alors de distinguer ce qui se présente, dans le propos de ces textes, sur le mode énonciatif ou sur les modes impératif, argumentaire, évaluatif, dans un raffinement plus ou moins grand de la pensée.
Voici un deuxième exemple de cette écriture pratiquée par les précurseurs des sciences sociales: c’est le «Journal» et le «Rapport d’expédition». Pensons aux grandes expéditions envoyées par l’Angleterre ou par la France au XVIII° siècle, celles de Cook ou de Bougainville. Au départ, le roi donne des instructions formelles à son mandataire, sur le mode impératif, accompagnées de précisions visant les lieux à explorer et les résultats à obtenir, sur le mode énonciatif. Le chef d’expédition rédige un compte-rendu au jour le jour sur la manière dont il applique les instructions reçues, puis fait rapport à son mandant globalement, à son retour, et joint à ce rapport les observations rassemblées par les savants embarqués, observations rédigées, elles, en conformité avec les genres codifiées pour leurs disciplines par les Académies des sciences auxquelles ils appartiennent. Le plus bel exemple de ce genre d’écriture est la Description de l’Egypte (1809-1823), un ouvrage monumental en 23 volumes de très grand format composé par l’élite scientifique de l’époque, 167 savants et techniciens emmenés par Bonaparte en Egypte, et par les 400 graveurs qui y ont travaillé pendant de nombreuses années à leur retour3.
Un troisième exemple suffira pour mon propos: les «voyages littéraires». Ce genre est illustré, dans les lettres françaises, par des œuvres comme celle de Montaigne, Chateaubriand, Lamartine, Nerval ou Flaubert, dans les lettres allemandes, par des œuvres comme celles de Goethe. Sur un fond de notes et d’impressions de voyage, l’auteur enchaîne des observations, des informations géographiques et historiques, des jugements de valeur sur les sociétés et les gens rencontrés, dans le souci de la forme et la recherche d’une certaine qualité de l’expression, avec toutes les ressources de la langue. Il est alors difficile de faire la part, à la lecture de telles oeuvres, entre la contribution à la connaissance des sociétés visitées, d’un côté, la fiction narrative et les jeux d’écriture, de l’autre côté.
 
 
1.2. Les genres d’écriture chez les fondateurs des sciences sociales
 
Trois genres distincts d’écriture s’imposent parmi les fondateurs des sciences sociales, et servent les fins différentes que ceux-ci imposent au savoir.
Le premier s’inscrit dans la suite directe des travaux menés par les explorateurs et dont la Description de l’Egypte est en quelque sorte le modèle. C’est le «Tableau» ou «Portrait» d’une société ou d’une culture déterminée. L’expression écrite sert alors l’ambition d’une description complète de son objet, sous tous ses aspects, depuis l’environnement physique jusqu’aux œuvres orales. Frantz Boas a bien formulé cet idéal d’un savoir anthropologique total, cette conception d’une anthropologie «holistique» 4, quand il affirme,en 1904, que le domaine de la connaissance anthropologique «est formé del’histoire biologique de l’humanité en toutes ses variétés, de la linguistique appliquée aux peuples sans langue écrite, de l’ethnologie des peuples sans documentation historique et de l’archéologie préhistorique». Mais c’était pour ajouter que «les méthodes de la biologie, de la linguistique et de l’ethno-archéologie sont si distinctes que le temps approche où elles se sépareront et que l’anthropologie pure et simple ne traitera plus que des coutumes et des croyances des peuples les moins civilisés». Même ainsi réduit à viser ces peuples, le projet d’une anthropologie totale faisait apparaître ses limites. Un siècle plus tard, l’ambition de dresser de tels «tableaux» ou «portraits» d’un peuple apparaît encore plus inaccessible, mais surtout mal fondé. En effet, elle traite la réalité qu’elle prétend saisir comme une chose en soi, au sens de Kant, et non comme un objet accessible seulement dans un univers phénoménal, et partiellement.
A la différence de Boas ou de Kroeber, d’autres, parmi les fondateurs des sciences sociales, pratiquent un genre d’écriture inspiré des sciences de la nature. C’est le cas notamment de Durkheim dans Le Suicide5. Loin de vouloir connaître une société globalement, dans toutes ses dimensions, l’auteur choisit une série phénoménale distincte, mais caractéristique. Et il entreprend de l’expliquer par des loi causales. Comme l’objet à connaître se donne à travers des phénomènes sociaux, l’explication consiste à dégager de l’observation un certain nombre de récurrences, ou de régularités statistiques. De là s’infèrent de véritables lois fonctionnant à l’insu des individus. Le sujet de l’écriture, l’auteur, est impersonnel. Et quand celui-ci ne peut éviter d’apparaître, pour des raisons de rédaction, c’est pour se dissimuler derrière un «nous» de majesté, comme si l’auteur était le délégué de la communauté des savants. En disciple de Durkheim, le Claude Lévi-Strauss des Structures Elémentaires de la Parenté 6 et des Mythologiques 7 poursuit cet idéal des sciences de la nature. C’est pourquoi il pratique délibérément une écriture impersonnelle. Pour lui, le travail de la pensée, dans l’acte d’écrire sur les systèmes sociaux, ne fait qu’expliciter le travail de la pensée à l’œuvre dans ces systèmes mêmes.8.
Mais il y a un troisième genre d’écriture des sciences sociales, celui qu’anime l’idéal des sciences de l’esprit, les Geisteswissenschaften, en tant que celles-ci se distinguent et s’opposent globalement aux sciences de la nature. Qu’il suffise ici d’évoquer Max Weber, pour la sociologie, Brentano, Husserl, Ricoeur, pour la phénoménologie. Disciple de Max Weber en France, Raymond Aron aimait rappeler à ses doctorants à la Sorbonne, cet adage: «si vous évacuez le sens au départ, vous ne le retrouverez jamais à l’arrivée». Il mettait ainsi en garde contre une sociologie qui ne prendrait point en considération, d’entrée de jeu, les points de vue contrastés des acteurs sociaux, les discours qu’ils tiennent, les fins et les valeurs qu’ils visent, les moyens et les ressources qu’ils mobilisent pour atteindre ces fins. Assurément, Aron ne mettait pas en œuvre une phénoménologie des actions qu’ils cherchaient à comprendre, au sens technique du terme de phénoménologie chez Husserl ou chez Ricoeur, avant de commencer ses analyses et d’interpréter les résultats de ses recherches. Mais son écriture était régie par le déchiffrement du sens à travers les pré-notions et les pré-jugements, puis par la recherche de l’interprétation validable, conçue comme hypothèse empiriquement vérifiable.
Après les précurseurs et les fondateurs, ce sont les praticiens contemporains de l’écriture des sciences sociales qu’il convient maintenant d’interpeller.
Qu’en est-il, maintenant, de l’écriture des sciences sociales pratiquée dans le monde divisé des années 1945 à 1990?
 
 
2. L’écriture des sciences sociales et ses genres littéraires aujourd’hui
 
A poursuivre l’investigation, nous irons de surprise en surprise.
 
2.1. Le paradigme du Journal
 
Ce genre d’écriture profondément inscrit dans l’histoire de nos cultures européennes pourrait paraître désuet. Les recensements de la population, les enregistrements statistiques et les enquêtes psychologiques ne sont-ils pas des instruments de connaissance plus précis et plus puissants que les observations et impressions des écrivains-voyageurs? Or le paradigme du Journal fonctionne, en Europe de l’ouest, mieux que jamais. On l’affectionne particulièrement en France, où l’on apprécie la double qualité d’ethnologue et d’écrivain. Un nom s’impose ici, celui de Michel Leiris (1901-1990). Embarqué comme «secrétaire-archiviste» de la Mission ethnographique Dakar-Djibouti(1931-1932), le jeune Leiris entreprend de noter au jour le jour les observations de la mission. Mais, entraîné à l’écriture depuis 1922, et habitué à tenir un journal intime, il consigne aussi ses impressions et ses jugements, ses mouvements d’humeur et ses rêves, ses obsessions sexuelles et ses rapports aux Africains. Plus la mission avance dans sa traversée de l’Afrique, collectant objets et documents destinés au Musée de l’Homme, plus l’ethnologue s’assure dans le projet de faire de ses carnets de notes un livre: ce sera L’Afrique Fantôme, «un ouvrage à double entrée», dira-t-il lui-même dans la préface à l’édition de 1981. Déjà considérable en soi, l’intérêt du livre est plus grand, du point de vue qui nous occupe aujourd’hui, celui de l’écriture, en raison de la publication posthume du journal de l’auteur9, j’allais dire de son «vrai» journal. On dispose en outre d’un texte où Leiris s’explique sur la manière dont il articule ses deux métiers, celui d’ethnologue et celui d’écrivain10. Tous les éléments sont donc réunis, en ce cas, pour que l’on puisse discerner comment le genre d’écriture concourt à la production des connaissances.
Or l’expérience par laquelle passe Michel Leiris a une valeur paradigmatique. Le journal, au sens strict de «relation au jour le jour» des faits et gestes de la mission, peut certes ressembler, formellement, au journal, au sens de«relation au jour le jour» des faits et gestes du narrateur. Dans les deux cas, un même cadre chronologique ordonne les évènements. Pour le journal de mission, une certaine objectivité peut légitimement être visée, tel un idéal accessible, dans la mesure où il respecte les normes acceptées par la communauté des savants pour en régir l’écriture. Mais pour le second, le journal d’auteur, le narrateur ne peut projeter de fixer ses faits et gestes objectivement dans le monde, car le monde où il se meut n’est que le monde pour lui et pour nul autre. Inéluctablement, ce genre de journal prend l’allure d’un fragment d’autobiographie. Leiris en est conscient. Il achève de s’en convaincre, jusqu’à se mettre à l’ouvrage et donner en effet le récit de sa vie dans ce qui deviendra un autre livre, L’Age d’Homme11. Ainsi advient-il que, par la force du journal, l’ethnographie se confond avec l’autobiographie.
Cette expérience paradigmatique s’impose-t-elle universellement? L’écriture de l’ethnographie peut-elle échapper aux risques de l’autobiographie? Rien n’est moins sûr, si l’on veut bien examiner avec un peu de détail les modalités de l’énonciation propres à l’écriture des journaux. Certes, le journal ordonne selon un cadre chronologique et topographique la relation de mes faits et gestes sur le terrain: tel jour, je pars de tel lieu, chargé de tel équipement, je vois ceci, j’entends cela, je rencontre celui-ci, je mange avec celui-là, j’enregistre les propos de cet autre, j’assiste malgré moi à la dispute entre ces deux autres encore. Et le soir venu, je tente de fixer par des mots les savoirs que je viens d’acquérir, à travers l’expérience par où je viens de passer. Ce faisant, je fais des suppositions sur le sens que je prête, dans ma naïveté peut-être, aux actions et aux propos que j’ai saisis; sur le sens que leurs acteurs leur donnent, d’après ce qui me semble aujourd’hui; sur le sens que je leur attribue, par erreur peut-être, et que des observations ultérieures rectifieront par le déroulement de l’enquête. Le journal est donc plein d’énoncés riches d’évaluations, non par faiblesse relativement à un idéal absurde d’objectivité, mais par construction, puisque le projet même de l’investigation est de progresser d’interprétation en interprétation, par remaniements et rectifications successifs. Telle est ce que je nomme «l’écriture de terrain», le journal que le narrateur tient sans souci de mise en forme littéraire, animé par la seule ambition d’interpréter pour comprendre.
Or tous ceux qui pratiquent ce genre d’écriture le savent: la parole écrite a ses limites. Elle les rencontre dès lors que le propos est de saisir des objets, des habitations, des évènements par des mots. En un mouvement naturel, le narrateur est conduit à charger le journal de dessins, de plans, de documents annexes; de lui adjoindre des photographies, des enregistrements de l’image et du son. Il fait l’expérience que l’ambition de narrer, sur le terrain même, la totalité perçue, la totalité concrètement vécue, que cette ambition est vouée à l’échec, car la tâche de la narration occuperait, à narrer, le temps de la vie elle-même, et au-delà. D’où se tire la conclusion, parmi les anthropologues expérimentés, que pour tenir un bon journal de terrain, il faut «mettre en texte» ce qui advient, il faut déjà «textualiser» la narration, donner déjà une forme réglée au geste d’écrire. Et cette notion du journal de terrain s’impose d’autant plus à l’anthropologue que celui-ci sait, d’expérience, qu’il se servira du journal pour élaborer ses publications ultérieures. Mettre en texte le journal ne lui est pas un surplus d’obligation insupportable, dans la mesure où, professionnel de la parole professorale, il est entraîné à parler une langue littérarisée et donc à user spontanément, pour la narration, d’une écriture déjà littéraire. C’est ainsi que des passages entiers de Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss12, sont droit issus des journaux tenus par l’auteur. Ils en ont l’écriture à la première personne, le mouvement, la subjectivité. Mais comme, dans ce cas particulier, le narrateur est toujours vivant et comme, à la différence de Michel Leiris, il n’affiche aucun goût pour l’autobiographie, nous ne pouvons comparer le «vrai journal» à la version littéraire qu’il en donne dans un ouvrage qui ne s’affiche pas comme un «journal», mais qui n’en est pas moins un…Un jour, peut-être,aurons-nous ce «vrai journal», comme nous avons celui de Leiris…Connaissant bien Lévi-Stauss personnellement, j’en doute…Mais n’en jurerais point. A en croire Clifford Geertz13, de toute l’œuvre de Lévi-Strauss ce qui subsistera ne sera point le structuralisme, mais Tristes Tropiques, pour sa qualité littéraire, ce journal qui n’en est pas un, tout en en étant un.
Qu’en est-il du côté Est du rideau de fer? On sait quelles étaient les conditions de travail des auteurs en sciences sociales, comment leurs activités étaient contrôlées par les instances du parti, par les organisations professionnelles et par les organes de sécurité. Le paradigme du «Journal» était évidemment inapplicable.
Quinze années se sont écoulées depuis la chute du mur de Berlin. Les contrôles ont cessé. Les témoignages se multiplient sur les conditions de vie passées. De véritables «Journaux» vont-ils apparaître, qui permettraient de mettre en perspective les ouvrages publiés dans ces années-là? Et en l’absence de pareils textes, des correspondances sont-elles conservées, qui mériteraient d’être publiées?
Le fait est que la plupart des auteurs en sciences sociales, dans l’Est européen, s’en remettent à un autre modèle, celui des sciences de la nature, tel que celui-ci s’impose uniformément à l’ouest et à l’est, au motif de la scientificité.
 
 
2.2. Le paradigme des sciences de la nature
 
Avec Malinowski, nous avons la chance de pouvoir connaître les deux aspects d’une activité d’auteur se conformant au modèle des sciences de la nature. Vivant avec les indigènes des Iles Trobriand, Malinowski en a partagé les travaux, les émotions, les passions. Mais il ne s’est pas perdu au milieu d’eux, à la différence de tant d’aventuriers, au point de ne plus pouvoir entretenir avec eux la distance critique qui seule permet à l’investigateur de prendre son environnement social et culturel comme objet d’observation. Nous disposons en effet de son œuvre écrite élaborée, Les Argonautes du Pacifique occidental14 , et de son journal non destiné à la publication, mais que publiera sa femme après sa mort15. Nous pouvons donc distinguer le je-auteur, celui qui écrit l’œuvre dans la forme qu’il entend luidonner pour les destinataires qu’il vise, et le je-témoin, celui qui prend des notes au jour le jour pour lui-même, sans aucun projet de publication. Le contenu du journal montre combien Malinowski était tourmenté par l’éloignement, en pleine guerre mondiale (1914-1918), combien il supportait difficilement la maladie, les moustiques, la chaleur, la sexualité, alors même qu’il poursuivait méthodiquement son travail scientifique.
Loin de poursuivre le rêve d’une appréhension de la totalité, l’anthropologue se doit de procéder comme les auteurs en sciences naturelles et poser au départ un problème. Dans son livre La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives16, il construit son interrogation par référence à la psychanalyse de Freud, pour qui le problème central est celui de l’influence que la vie de famille exerce sur l’esprit humain. Or l’observation montre que l’organisation familiale varie considérablement parmi les sociétés humaines. D’où se tire le problème: comment rendre ces variations intelligibles?17
Claude Lévi-Strauss, dans Les Structures élémentaires de la parenté, ne procède pas autrement. L’auteur s’en explique dans la préface et dans l’introduction de l’ouvrage. En suivant la voie ouverte par Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don, qu’il commente ailleurs18, il prend pour point de départ le caractère paradoxal de la prohibition de l’inceste, règle sociale par sa nature de règle, qui est manifestement présociale à double titre: parce qu’elle s’impose universellement aux sociétés humaines, telle une loi naturelle, et parce qu’elle porte sur l’un des aspects de la réalité humaine qui l’enracine dans l’animalité, le sexe. Comment rendre compte de cette anomalie? On connaît l’hypothèse que l’ouvrage entreprend de vérifier: la prohibition de l’inceste serait «la démarche fondamentale… par laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture»19. Et l’auteur de se lancer dans la vérification par la méthode comparative, sur un petit nombre d’exemples traités dans le détail, mais choisis de telle sorte que «chacun permette de réaliser une expérience répondant à toutes les conditions du problème, telles que la marche du raisonnement aura permis de les déterminer»20 .
A suivre ce modèle méthodologique, l’écriture ne soulève aucune difficulté de principe. Le je-auteur littéraire n’a pas sa place dans les ouvrages qui s’y conforment. C’est un je-impersonnel qui s’y impose, un «on» ou un «nous» aussi neutres que possible. Des normes d’écriture se diffusent par les sociétés savantes, les institutions universitaires, les revues et périodiques et jusque dans les manuels. Des jurys et des commissions, des comités et des conseils de rédaction les font respecter, avec une rigueur plus ou moins grande. Un consensus international se dégage pour les diffuser. Les auteurs opérant dans les pays de l’Est européen n’éprouvent formellement aucune difficulté à s’y conformer. Ainsi compris, l’exercice de l’écriture échappe au contrôle idéologique pour le traitement de la substance, dès lors qu’il fait révérence, rituellement, à Marx, Engels et Lénine. Et l’écriture ne laisse aucune place à l’art.
Ou plutôt, elle ne laisserait aucune place à l’art, si la matière même sur laquelle elle opère n’était pas, déjà, quelque peu compréhensible pour le destinataire de l’écrit, parce que ce destinataire en a, d’une certaine façon, l’expérience préalable. Traiter, selon ces normes, de parenté, de filiation, d’alliance chez les aborigènes d’Australie, les Indiens ou les populations des Carpates, cela est possible parce que j’ai l’expérience vécue, antérieurement, de relations de parenté, de filiation et d’alliance dans ma propre société; parce que ces catégories d’analyse se réfèrent, implicitement, au monde où je vis et d’où elles puisent leur sens premier. Or les auteurs qui se plient le mieux à ces normes d’écriture objectivantes, à commencer par Lévi-Strauss, savent que pour se faire comprendre de leurs lecteurs, ils doivent entrer dans le vif des exemples. Ils doivent faire partager aux destinataires de leur message les perceptions, les émotions et les pensées des acteurs sociaux, ultimes sujets des systèmes d’action qu’ils cherchent, eux auteurs, à rendre intelligibles.
Bref, il leur faut retrouver le sens. Et comment, sinon par l’interprétation? Et comment conduire une interprétation, sinon par des exemples?
 
 
2.3. Le paradigme des sciences de l’interprétation
 
Il y a quelque chose de pathétique, pour les auteurs suivant le modèle des sciences de la nature, dans cette urgence à retrouver le sens par le recours à l’exemple: produire des extraits d’entretien, des études des cas, des photographies, pour se faire entendre. De cela, il faut prendre en compte les conséquences épistémologiques.
Et d’abord, appliquer aux données à interpréter des paradigmes comme ceux élaborés par Peirce ou par Saussure, Hjelmsev et Greimas. Ces paradigmes sont non seulement bien connus et employés en Europe de l’Est sous le régime communiste, mais encore des savants comme Lotman, à Tartu (Estonie) ou Meletinsky à Moscou ont notablement contribué à leur élaboration. Mihai Pop, en Roumanie, Tolstoï, puis Baïbourine, en Russie les ont mis en œuvre dans la discrétion, non sans être l’objet de suspicions de la part des idéologues du régime, qui s’en tenaient, eux, à la vulgate du marxisme, par confort intellectuel. De cela, je puis témoigner, catégoriquement.
Ces auteurs savent que le sens construit, au terme de l’analyse, n’est jamais un sens reconstitué, encore moins un sens vécu. Vous pouvez conduire l’analyse sémiotique d’un conte aussi loin que vous voudrez, en utilisant les instruments de Seobok, de Greimas et de Courtès, le résultat auquel vous parviendrez n’aura qu’un lointain rapport avec le sens que vous aurez perçu vous-même à l’audition originale du même conte ou à l’audition du même mythe. A la langue naturelle parlée à travers le conte ou à travers le mythe, vous aurez substitué une métalangue dans laquelle votre discours vous fournira les moyens d’apprécier la richesse de contenu et la qualité narrative du conte pu du mythe original. Mais jamais vous ne reconstitueriez ces originaux par le moyen des produits élaborés dans cette métalangue si vous n’avez pas eu connaissance premièrement. Ce que vous aurez réussi au terme de votre analyse, c’est d’avoir bâti une machine à fabriquer des contes ou des mythes selon un modèle déterminé, ce que les spécialistes nomment un « type».
Pour ces auteurs, il convient donc de partir toujours d’un spécimen de conte ou de mythe complet, tel qu’il a été recueilli en version originale, porteur de sens pour ses destinataires premiers. Ainsi l’auteur échappe à la critique weberienne que résume le propos de Raymond Aron que je citais plus haut «si vous évacuez le sens au départ, vous ne le retrouverez jamais à l’arrivée». L’interprétation consiste alors à rapprocher les variantes les unes des autres, chacune attestée par un spécimen, chacune appelée pour valider ou infirmer une hypothèse d’interprétation, de telle sorte que les détails les plus incongrus prennent place dans un système d’ensemble, celui que partagent les porteurs de la culture qui ont produit ces contes ou ces mythes. Le lecteur découvre progressivement le sens que le conte ou le mythe avait pour ces conteurs ou pour ces officiants, chacun d’eux opérant selon sa perspective distincte.
Les sciences sociales et l’ethnologie en particulier opèrent en effet fondamentalement par confrontation entre points de vue distincts, ce que Gadamer nomme «confrontation dialogique»21. Le rapport qui s’institue entre l’anthropologue sur le terrain et ces «autres» qu’il vient rencontrer est exactement de cet ordre du dialogue. Proches ou lointains, ces deux-là sont des êtres humains. Ils s’appréhendent mutuellement chacun selon sa perspective, avec les instruments conceptuels, perceptuels et émotionnels qu’ils ont appris à maîtriser. Dès qu’il s’apprête à décrire, l’ethnologue agit donc déjà comme un interprète qui cherche à comprendre les messages que lui adressent ses informateurs. Il sait aussi que ces informateurs cherchent, de leur côté, à comprendre ce qu’il fait en enregistrant leurs propos. D’hypothèses d’interprétation en hypothèses d’interprétation, les uns et les autres interagissent tout au long de l’enquête, rectifiant ici, renonçant là. Le journal que tient l’ethnologue sur le terrain consigne ces allers et retours, ces progrès ou ces régressions dans l’interprétation. Mais c’est un journal écrit. Quand je décris une habitation du Maramures, dans les Carpathes, par les mots de ma langue, par le dessin et par la photographie, en enregistrant aussi les propos de ses habitants, je ne cesse de m’interroger sur ce que je vois, ce que j’entends, et je ne cesse d’interroger mes interlocuteurs22. Or mon interrogation vise déjà les destinataires de ma description, mes futurs lecteurs, qui disposent d’autres codes culturels que ceux de mes interlocuteurs sur le terrain. Ainsi se comprend la célèbre métaphore de Geertz, «la culture comme texte». Geertz ne veut nullement dire que la culture possède une nature textuelle, mais qu’elle ne peut être interprétée, de manière construite, que par du texte, un texte qui renvoie à d’autres textes écrits avant moi et par d’autres que moi.
De là, l’importance que prend aujourd’hui, pour beaucoup d’anthropologues, le travail de Paul Ricœur et la philosophie herméneutique qu’il ne cesse de développer, depuis plus de quarante ans, à l’écoute des sciences sociales et de l’histoire. Pour résumer d’une proposition sa thèse fondamentale, je dirai que par la mise en texte, l’interprétation prend toujours, finalement, la forme du récit. Interpréter, c’est narrer, raconter une histoire, comme on compose un roman policier. L’interprétation est donc toujours de l’ordre de la fiction narrative. Mais à la différence du roman, la fiction que je construis, en écrivant comme ethnologue, doit pouvoir être validable. Sinon, elle pourrait séduire ou distraire. Elle ne pourrait prétendre à la vérité, je ne pourrai en faire partager les conclusions. Quand j’écris sur la parenté et ses rituels dans les Carpathes, je ne me borne pas à publier mon journal de terrain. Je projette beaucoup plus. Je cherche à faire partager mon interprétation des œuvres et des actions que j’ai observées. En cela, je cultive une triple ambition: ne pas être démenti par mes informateurs, mais être validé, ou tout au moins accepté par eux; ne pas être infirmé par mes partenaires et adversaires de la communauté scientifique à laquelle j’appartiens, mais être confirmé, ou tout au moins accepté dans mon propos; ne pas être inintelligible dans le cercle plus large des lecteurs cultivés, mais être compris, ou tout au moins lu par eux. Trois fins difficilement conciliables, tant les différences d’appréciation sont fortes entre ces trois catégories de destinataires de l’écriture, surtout si ceux-ci ont grandi dans des cultures différentes, avant et après la chute des régimes communistes.
Assez d’éléments viennent d’être rassemblés pour que je puisse maintenant conclure.
 
Conclusion: anthropologie réflexive et herméneutique
 
On nomme souvent, en France, «anthropologie réflexive» cette manière de pratiquer l’anthropologie et de l’écrire. Elle a été introduite par l’auteur de Tristes Tropiques, cet ouvrage dans lequel Geertz voit non pas un, mais cinq livres différents: un journal de voyage, une ethnographie, un traité philosophique, un pamphlet réformiste, et un chef d’œuvre littéraire 23. Elle a pour lieu de publication emblématique la collection Terre Humaine, que dirige Jean Malaurie, qui travaille, lui, sur les Inuit. Or j’observe qu’aucun des auteurs français de cette collection – et j’en suis un 24- ne cultive un genre d’écriture unique. Mais aucun ne cherche à se conformer au modèle des sciences de la nature. La conception dialogique de l’écriture s’impose, la perspective herméneutique s’affirme.
Or la situation historique des auteurs vivant dans les pays européens en régime postcommuniste est unique. Elle rend leurs contributions sur leurs propres pays éminemment précieuses. A eux, il appartient de réinterpréter, dans l’autonomie de la pensée, les acquis des sciences sociales accumulés pendant la période communiste, pour autant qu’ils puissent placer ceux-ci selon d’autres perspectives théoriques que la perspective idéologique selon laquelle ils ont été élaborés. De ces auteurs, beaucoup d’entre nous attendent qu’ils nous livrent ces travaux, dans leur langue d’abord, en traduction ensuite. Le meilleur critère de validation d’une recherche, pour un ethnologue, n’est-il pas d’être traduit dans la langue du pays auquel il s’adresse, d’y être discuté, et d’apprendre ainsi que la belle histoire qu’il a écrite, la fiction interprétative qu’il a construite, n’y soit pas reçue comme un roman, mais comme une source d’intelligibilité toute vive?
 
Les notes
1 Editions du Seuil, Paris, 3 vol., 1983-1985
2 Editions du Seuil, Paris, 2003
3 Description de l’Egypte, ou, Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant l’expédition de l’armée française, Paris, Imprimerie impériale, 9 volumes de texte petit in-folio (38x25cm), un volume grand in-folio avec préface et avertissement (70x54cm), 10 volumes grand in-folio de planches (70x54cm) et 3 volumes de format exceptionnel: 2 de planches et un atlas géographique (70x108 cm), Paris, 1809-1823
4 Stocking George-W., «Guardians of the Sacred Bundle: The American Anthropological Association and the Representation of Holistic Anthropology», Learned Societies and the Evolution of the Disciplines (Saul B.Cohen, David Bromwich ed.), American Council of Learned Societies, Occasional Paper No. 5.
5 Durkheim Emile, Le Suicide, Paris, 1°éd. 1897
6 Lévi-Strauss Claude, Les Structures Elémentaires de la Parenté, Paris, Presses Universitaires de France, 1° éd. 1949.
7 Lévi-Strauss Claude, Mythologiques 1. Le cru et le cuit. - 2. Du miel aux cendres. - 3. L’origine des manières de table. 4. L’homme Nu, Paris, Plon, 1964 sq.
8 Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, passim
9 Leiris Michel, Journal 1922-1989, édité par Jean Jamin, Paris, Gallimard, 1992
10 Leiris Michel, C’est-à-dire, « Cahiers de Gradhiva », Paris, J.-M. Place, 1992 [recueil reprenant deux textes : l’entretien avec Sally Price et Jean Jamin, en 1987, et « Titres et travaux » qu’il rédigea en 1967 pour le Centre national de la recherche scientifique.
11 Leiris Michel, L’Age d’Homme (précédé de) De la littérature considérée comme une tauromachie, Paris, Gallimard, 1939
12 Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1958
13 Geertz Clifford, Works and Lives: The Anthropologist As Author, Cambridge, Polity Press, 1988, p.3-4.
14 Malinowsky Bronislaw, (1922), Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963, puis 1989,avec la préface de Michel Panoff
15 Malinowsky Bronislaw, (1967), Journal d’ethnographe. [Titre anglais original: A Diary in the Strict Sens of the Term]. Traduction franзaise, Paris, Seuil, 1985, - ce journal couvre la période 1914-1918
16 Malinowski Bronislaw, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, trad. fr.,Payot / 1976
17 Ibidem, p. 10
18 Sociologie et anthropologie / Marcel Mauss ; précédé d’une introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss par Claude Lévi-Strauss. Paris, Presses universitaires de France, 1960
19 Les Structures Elémentaires de la Parenté, op.cit. p.29
20 Ibidem, p.XII
21 Gadamer Hans-Georg,Vérité et méthode, Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, (Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik. 3., erweiterte Auflage. J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), Tübingen 1972), Paris, Seuil, 1996.
22 Cuisenier Jean, Mémoire des Carpathes: La Roumanie millénaire, un regard intérieur, Paris, Plon, 2000
23 Geertz Clifford, Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur, (Works and Lives, The Anthropologist as Author, 1988), Paris, Métaillé, 1996, p.50
24 Cuisenier Jean, Mémoire des Carpathes, op.cit.( traduit enroumain et en ukrainien). Voir aussi Le Feu Vivant, la parenté et ses rituels dans les Carpathes, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 et Les Noces de Marko, Le rite et le mythe en pays bulgare, Paris, Presses Universitaires de France, 1998 (traduit en bulgare).